L’Art de la joie

Vous en avez peut-être déjà entendu parler, ou vu cet étrange petit pavé avec une couverture un peu vieillotte ; il vient pourtant d’être réédité.  J’ai commencé ce livre parce que j’ai été charmée par son histoire, que j’ai lue dans Causette. Pas l’histoire qu’il raconte, mais la sienne propre. Car elle aussi est un peu romanesque. Ce roman, L’Arte della gioia, Goliarda Sapienza met dix ans à l’écrire, de 1969 à 1979. Mais il est refusé par tous les éditeurs, malgré la renommée de Goliarda, malgré les pressions de sa mère, femme de relations (elle contacte même président de la République). Goliarda meurt sans le voir paraître. Son mari le publie alors à compte d’auteur ; c’est un échec retentissant. Pourtant, en 2005 les éditions Viviane Harmy décident de le ressortir de l’oubli. La traductrice, complètement amoureuse de ce livre, s’attèle immédiatement à la tâche et travaille d’arrache-pied pour un résultat d’ailleurs fantastique. Pari risqué, puisque Sapienza est morte, et que le livre est un pavé (800 pages) : difficile d’amadouer les journalistes. Or c’est un véritable succès, le livre devient un best-seller et est traduit en 15 langues, et retourne, triomphant, en Italie. Bref, je vous passe toute l’histoire, mais elle vaut vraiment le détour. Voilà donc comment ce petit bijou m’a séduite. Mais j’ai vite découvert qu’il recelait bien d’autres trésors.

 

L’Art de la joie c’est l’histoire d’une femme. Et pas n’importe laquelle. Elle se nomme Modesta, et en vous en parlant, j’ai l’impression de présenter une amie, presque intime. Car Modesta, je l’ai quasiment vue naître. Je l’ai vue grandir, et s’affirmer toujours plus, en dépit des structures annihilantes dans lesquelles on tente de la confiner. Elle a toujours su s’en sortir. Parce quelle est comme ça Modesta, elle est celle qu’on n’ose pas être. Chérissant sa liberté plus que tout au monde, elle n’hésite pas à tuer pour la conserver. Elle en veut. Modesta c’est un peu la femme que tu vois de loin dans une foule et qui se distingue tout de suite par l’aura magique qu’elle dégage. Sauf que pour une fois, elle est accessible. C’est un peu toi, aussi. Tu la suis toute sa vie, tu vois les choix qu’elle a du faire, que tu approuves ou non, tu peux même te surprendre à lui dire « Oh ça, ça ne te ressemble pas ». Et c’est ça le génie du livre. C’est que Modesta n’est pas un personnage de mauvais roman, robot de logique, dont les actions, si prévisibles, s’enchaînent sans spontanéité pour amener la fin de l’histoire. Modesta elle aurait pu exister. Elle a peut être même vécu.

 

C’est une femme donc, devenue orpheline par un « incident » que je ne veux pas vous révéler, vouée à la vie ecclésiastique dans un couvent, métaphore ô combien annonciatrice de la condition de femme qui l’enserrera à mesure qu’elle grandira mais dont elle parvient également à s’émanciper  (je ne vous dis toujours rien c’est bien trop génial), et qui ensuite, par une maîtrise exemplaire des autres et d’elle même, entame une montée vertigineuse dans la spirale du pouvoir… Mais toujours en restant humaine, femme et sensible. Jeune, Modesta découvre le socialisme, qui la transcende. Pour autant, son acuité aiguisée l’empêche de tomber dans un idéalisme naïf. Elle voit avec inquiétude ce jeune homme qui répond au nom de Mussolini monter en puissance, et craint la fascination de ses disciples. Cela ne la rapproche pas cependant de son entourage, représentants d’une noblesse italienne fanée… C’est entre ces deux milieux qu’elle évolue et s’affirme, c’est dans ce contexte, qui ne nous est peu connu que se déroule le roman. Raconter toute sa vie, ses périples palpitants serait ici trop long et sans saveur, mais en plus insuffisants à montrer la qualité  de ce livre, car au delà du fond, c’est aussi sa forme qui nous fait rêver, le style plein de douceur et de charmes de Sapienza, auquel la traduction, avec ce léger décalage par rapport au Français auquel on est habitué, rend tout à fait honneur ; je vous laisse le constater avec ce petit extrait :

«   Je n’irai pas vous raconter pas après pas le combat que chacun mène pour oublier. Je souffris exactement comme tout le monde. Mais l’amour n’est pas absolu et pas davantage éternel, et il n’y a pas seulement de l’amour entre un homme et une femme, éventuellement consacré. On peut aimer un homme, une femme, un arbre et peut-être même un âne, comme le dit Shakespeare.
    Le mal réside dans les mots que la tradition a voulu absolus, dans les significations dénaturées que les mots continuent à revêtir. Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. Beaucoup de mots mentaient, ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire : étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les animaux… Et puis, les nettoyer de la moisissure, les délivrer des incrustations de siècles de tradition, en inventer de nouveaux, et surtout écarter pour ne plus m’en servir ceux que l’usage quotidien emploie avec le plus de fréquence, les plus pourris, comme : sublime, devoir, tradition, abnégation, humilité, âme, pudeur, cœur, héroïsme, sentiment, piété, sacrifice, résignation.
    J’appris à lire les livres d’une autre façon. Au fur et à mesure que je rencontrais certains mots, certains adjectifs, je les sortais de leur contexte et les analysais pour voir s’ils pouvaient être employés dans « mon » contexte. Dans cette première tentative d’identifier le mensonge caché derrière des mots qui avaient, y compris sur moi, un pouvoir de suggestion, je m’aperçus combien d’entre eux et donc de combien de fausses idées j’avais été victime. Et ma haine grandit jour après jour : la haine de se découvrir trompé. »

 

PS : petite confession : j’ai commencé par dévorer ce livre, aujourd’hui je me retiens de le terminer ; je ne veux pas en avoir fini avec Modesta.

 

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