Vaincue tout court.

« Elle dut se remettre à faire tout le travail de sa maison, mais cette fois, elle en conçut beaucoup d’aigreur, de dégoût et en rendit responsable l’horrible noir qu’elle avait renvoyé sans lui payer un sou. Elle nettoyait, lavait et astiquait les tables, les chaises et les assiettes avec rage, comme si elle frottait la peau d’un indigène. Elle était consumée de haine. »4135x5fbYNL._SL500_

La brousse à perte de vue. Le soleil écrasant. Des fermes. Des champs de maïs. De tabac. Les feux qui viennent tout détruire. Des blancs qui veulent faire fortune. Au milieu : une femme blanche et sa haine viscérale des « nègres ». L’Afrique du Sud dans les années 40-50.

Doris Lessing est un monument – prix Nobel de Littérature en 2007. Cette écrivaine féministe, bien qu’elle s’en défende, est surtout une écrivaine du conflit des cultures. Au sein d’une œuvre largement autobiographique (elle-même est née en Perse, a passé son enfance au Zimbabwe et est repartie entamer sa carrière d’écrivain à Londres, ne pouvant plus supporter le clivage blanc/noir), percent des figures en prise avec les éléments, qui essayent à tout prix de faire fortune grâce à la terre et exploitent les noirs qu’ils n’arrivent pas à considérer comme des êtres humains… et qui leur inspirent un profond dégoût.

« Vaincue par la brousse » est son premier roman, publié en 1950. On y découvre Mary, une jeune femme britannique née en Afrique du Sud, en prise avec ses démons. Ayant recueilli durant toute son enfance les lamentations de sa mère au sujet d’un père alcoolique, Mary refuse d’être amoureuse, développe une aversion sans nom pour une brousse qui représente le théâtre de la tragédie de ses parents. Mary part en ville, trouve un travail de secrétaire, ne s’implique jamais affectivement dans ses relations sociales et refuse de grandir. La réalité la rattrape lorsqu’elle entend ses amis parler d’elle comme d’une femme mûre habillée en petite fille avec des rubans colorés dans les cheveux… Honteuse, se rendant violemment compte de l’image qu’elle renvoie, elle décide de se marier. C’est sans intérêt qu’elle trouve un petit paysan et part avec lui dans sa ferme.

Le récit de sa descente aux enfers, sous une chaleur accablante, aux côtés d’un homme qu’elle n’aime pas, dans une profonde solitude et une pauvreté désespérante trouve un exutoire : mépriser, insulter et rabaisser les noirs qui travaillent alors tout à tour pour elle à la bonne tenue de leur pauvre bicoque.

Il faut dire que Mary n’a jamais « connu » de noirs, elle vivait en pleine Afrique du Sud dans une bulle entourée de blancs et sa méconnaissance des noirs n’a fait qu’accroitre sa peur et sa haine. Durant des années, au fil de sa déchéance, son mépris ne fera que grandir jusqu’à l’arrivée d’un homme de maison qui osera la regarder à son tour avec haine. Et renverser la donne.

Le récit est sombre et violent, dépeignant à merveille le climat tendu de cette époque. On se prend de pitié pour une femme qui aura été forcée de suivre à un moment donné le chemin tout tracé d’une vie conventionnelle, mais qui ne pourra jamais s’y faire. Au-delà du témoignage historique est dépeinte avec brio la contradiction entre la conscience individuelle et le bien commun.

« Mais ce qu’elle détestait par-dessus tout c’était leur façon d’allaiter leurs nourrissons, leurs seins nus et pendants. Il y avait dans leur maternité si calme et satisfaite quelque chose qui faisait bouillir le sang de Mary. Leurs bébés s’accrochaient à elles comme des sangsues, songeait la jeune femme qui frissonnait d’horreur rien qu’à l’idée d’allaiter un enfant. Imaginer un nourrisson, les lèvres collées à son sein, la rendait malade… A cette pensée, elle étendait les mains d’un geste instinctif devant sa poitrine comme pour se protéger. D’ailleurs beaucoup de femmes étaient comme elle et préféraient recourir au biberon. Elle se sentait en bonne compagnie et arrivait à croire que ce n’était pas elle, mais les négresses qui étaient dans l’erreur. Ces créatures si primitives, livrées à leur seul instinct, lui inspiraient une véritable horreur. »

Titre : Vaincue par la brousse

Auteure : Doris Lessing

Éditeur : Flammarion

ISBN : 978 2 0812 1332 6

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