Matisse parle (Aragon)

Aimer la poésie peut paraître désuet. Je ne doute pas cependant qu’il existe parmi vous des amoureux des mots. Cela suffit-il pour apprécier la poésie ? Je l’ignore. Toujours est-il qu’il est délicat de parler de poésie tant parfois, face à la l’équilibre et la grâce des mots, tout commentaire paraît superflu : j’ai toujours gardé des mauvais souvenirs d’école où l’analyse chirurgicale des textes occultait leur beauté brute. C’est la raison pour laquelle je ne dirai rien de ce poème d’Aragon sinon qu’il dit l’ineffable.

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Je défais dans mes mains toutes les chevelures
Le jour a les couleurs que lui donnent mes mains
Tout ce qu´enfle un soupir dans ma chambre est voilure
Et le rêve durable est mon regard demain

Toute fleur d´être nue est semblables aux captives
Qui font trembler les doigts par leur seule beauté
J´attends je vois je songe et le ciel qui dérive
Est simple devant moi comme une robe otée

J´explique sans les mots le pas qui fait la ronde
J´explique le pied nu qu´a le vent effacé
J´explique sans mystère un moment de ce monde
J´explique le soleil sur l´épaule pensée

J´explique un dessin noir à la fenêtre ouverte
J´explique les oiseaux les arbres les saisons
J´explique le bonheur muet des plantes vertes
J´explique le silence étrange des maisons

J´explique infiniment l´ombre et la transparence
J´explique le toucher des femmes leur éclat
J´explique un firmament d´objets par différence
J´explique le rapport des choses que voilà

J´explique le parfum des formes passagères
J´explique ce qui fait chanter le papier blanc
J´explique ce qui fait qu´une feuille est légère
Et les branches qui sont des bras un peu plus lents

Je rends à la lumière un tribut de justice
Immobile au milieu des malheurs de ce temps
Je peins l´espoir des yeux afin qu´Henri Matisse
Témoigne à l´avenir ce que l´homme en attend

Louis Aragon – Matisse parle (1947)

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