WHISKY OR NOT WHISKY #13 / ALICE ZENITER

En marge du prestigieux Goncourt qui sonne plus comme un prix ronronnant créé pour vendre des livres, le Prix Goncourt des Lycéens récompense avant tout les romans issus de la diversité et de la richesse inter-culturelle. Avec L’Art de perdre, Alice Zeniter retrace l’arbre généalogique de Naïma dans un excellent bourbon qui rend ses lettres de noblesse à certaines pages trop souvent déchirées de nos livres d’histoire : la guerre d’Algérie et l’arrivée en France de milliers d’algériens dans les années 60.

Naïma – narratrice à la fois omnisciente et absente – se sent étrangère à ses racines. Elle ne ressent pas le mal du pays car elle ne connaît pas l’Algérie, sa terre d’origine. De la même manière, Naïma ne se sent pas non plus française. Elle est musulmane sans pratiquer la religion : elle boit et fume tout en restant féministe, convaincue par la liberté sexuelle de coucher avec qui elle veut et quand elle veut.

Pourtant, et à l’issue d’un premier chapitre très bref, Naïma se met à nous conter l’histoire de sa famille qui a fui l’Algérie en 1962, lorsque le Général De Gaulle proclama : « et je déclare que dans toute l’Algérie, il n’y a qu’une seule catégorie d’habitants ». Tristement célèbre, cette citation d’un futur président de la République restera dans les mémoires comme la plus ambigüe et la plus soumise aux interprétations : cette phrase traduit une fuite en avant politique qui tentera vainement de réconcilier pieds noirs et algériens, FLN et armée française, résistants et harki « collabo »…

Née en 1986, Alice Zeniter est également dramaturge et metteuse en scène

Ainsi, le roman débute alors que Naïma nous expose la prime jeunesse de son père, Hamid, qui vit à Palestro, petit village de Kabylie. Son grand-père, Ali, possède de nombreuses terres et cultive des champs d’oliviers. Ancien combattant de la Seconde Guerre Mondiale, Ali s’est battu avec les colonies au service de la France. Désormais, il passe son temps de loisirs avec une association qui regroupe des combattants algériens de la Première et de la Seconde Guerre Mondiale.

La vie d’Ali et de sa famille bascule le jour où des soldats du FLN s’en prennent à Akli, le doyen de l’association. Un peu plus tôt dans l’ouvrage, le Front de Libération Algérienne a posé un ultimatum aux anciens combattants qui ont servi la France lors des deux conflits : ils doivent renoncer à leur pension versée par l’armée française pour prouver qu’ils sont de vrais « patriotes » algériens. De nombreux membres de l’association s’y refusent, et Akli est assassiné de manière ignoble.

C’est ici qu’Ali fait un choix entre les deux camps : il deviendra harki, c’est-à-dire un espion au service de l’armée française. Considéré comme un traître par nombre de ses semblables, Ali n’a pas d’autre choix que de s’exiler en France avec sa femme et ses enfants. Nous sommes en 1962, année de la proclamation de l’indépendance de l’Algérie.

La deuxième partie du roman commence ainsi, retraçant l’enfance puis l’adolescence de Hamid, fils d’Ali et père de Naïma. Des camps de Rivesaltes montés à la hâte aux HLM de Pont-Féron en Normandie, Hamid s’émancipe peu à peu en apprenant à lire et à écrire notre langue. Dans l’appartement qu’il occupe avec ses frères et sœurs, il devient très rapidement celui qui lit les courriers administratifs et signe les papiers. Peu à peu, Hamid se constitue une éducation politique au lycée : il souhaite renverser le système et prendre la défense des plus démunis, notamment des ouvriers immigrés. Mais le carcan familial devient lourd et Hamid a des envies d’ailleurs. A la suite d’un conflit de générations avec Ali, il part pour Paris où il rencontre Clarisse, la future mère de Naïma…

Alice Zeniter a déjà publié quatre romans, dont Juste avant l’oubli (Flammarion, 2015), prix Renaudot des Lycéens

Brillante, cette fresque romanesque est rythmée et possède une narration qui s’écoule sûrement au moyen d’une stylistique bien rodée. Les chapitres sont courts et s’étirent sur près de 500 pages tout en embarquant lentement le lecteur. Dans une société française morcelée sur les questions identitaires, l’Art de perdre a également le mérite de rétablir la vérité sur des pages sombres de notre histoire contemporaine, des pages trop souvent oubliées d’une sélection subjective de nos livres d’histoire.

Je me souviens moi-même qu’au lycée, un simple encart était accordé à la guerre d’Algérie dans mon manuel d’Histoire Géo. Pourtant, cette guerre est tout aussi importante que nos deux conflits internationaux. En s’étendant sur près de huit ans (1954-1962), la guerre d’Algérie dérange car elle dresse le constat flagrant des méfaits abjects du colonialisme. Je n’oublie pas non plus les tortures et les massacres, perpétrés à la fois par l’OAS (l’armée française) comme par le FLN ; un Front radical à l’encontre d’un peuple algérien dont il souhaitait l’indépendance.

Avec Leonora Miano (Contours du jour qui vient) ou encore Gaël Faye (Petit pays) – qui revendiquent tous deux le droit des peuples africains à disposer d’eux-mêmes – l’Art de perdre est lui-aussi un Goncourt des Lycéens politique sur l’importance de l’inter-culturalité dans notre monde. Ce grand roman nous invite au voyage tout en prônant la richesse de la diversité, valeur incontournable à la réussite d’une société plus juste et solidaire qui se doit d’éviter le repli sur soi. Un grand merci.

J. M

L’Art de perdre de Alice Zeniter (Flammarion, Décembre 2017)

Alice Zeniter a déjà publié quatre romans, dont Juste avant l’oubli (Flammarion, 2015), prix Renaudot des Lycéens

 

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