UNE LARME DE WHISKY.

Ta couleur brune et ton odeur de tourbe épaisse m’auront accompagné toute ma vie. Durant ma jeunesse, j’adorais te mélanger au Coca, ou t’adoucir avec des glaçons. Aujourd’hui je me contente de toi, de ta tiédeur et de ta danse hypnotique dans le verre, lorsque je forme des cercles avec mon poignet expérimenté.

J’avais 12 ans lors de notre rencontre originelle. Je profitais du fait que mon père se soit endormi dans le canapé et que ma mère soit enfermée dans sa chambre pour finir le fond du verre que papa avait abandonné sur la table basse. Je me souviens tout d’abord de ta force en bouche, puis de ta chaleur dans ma poitrine, et enfin de cette légère brume que tu faisais naitre déjà, dans ma tête.

Tu étais là la première fois où j’ai fait l’amour à une fille, si on peut appeler ça de l’amour d’ailleurs… 2 verres juste avant, pour me donner du courage et de la confiance en moi ; 2 autres après pour me vanter auprès des copains, en en faisant des caisses évidemment ; et 2 autres un peu plus tard pour parvenir à faire baisser l’excitation et à trouver le sommeil.

Avec toi, j’ai arrosé la naissance de mes descendants (je suis déjà 2 fois grand-père !), la signature de mes contrats de travail, ainsi que mes promotions. Tu m’as permis de noyer mes chagrins, de digérer mes déceptions. Mon palais a évolué au fil des années, mes goûts aussi. J’ai aimé tes origines écossaises, puis irlandaises. Aujourd’hui, ma préférence va à ton nectar japonais, même si je ne renie pas mes premiers amours anglosaxons.

C’est Solange, l’amour de ma vie, la mère de mes enfants, la grand-mère de mes 2 petites filles, qui a infléchi mon appétence pour le Whisky d’outre-manche. Il y a 3 ans de ça, pour mon anniversaire, elle m’a offert une bouteille de Suntory Yamazaki, très bien conseillée qu’elle fut par notre caviste et ami Sylvain. Et j’avoue que le fait que tu sois moins tourbé convient mieux à mes papilles de 57 ans.

Bref, tu m’as accompagné tout au long de ces années et notre attachement ne s’est jamais démenti. Je ne me souviens pas que tu m’aies jamais rendu malade, ni même causé d’aigreur quelle qu’elle soit. Je n’ai jamais regretté d’avoir forcé sur ta bouteille, mais très souvent de ne plus en avoir en réserve. Quoi que j’aie pu traverser, tu as toujours été mon allié et une source de plaisir sans faille. Et ce matin, comme la nuit passée, j’ai besoin de toi. Mais c’est la dernière fois, je t’en fais la promesse solennelle.

Solange est tombée malade il y a 5 ans déjà. De rémissions en rechutes, toutes dûment arrosées avec toi cela va sans dire, le crabe a fini par la bouffer complètement. Il sait s’y prendre ce maudit cancer pour annihiler tes forces physiques autant que mentales. C’est une gangrène qui, méticuleusement et irrémédiablement, te détruit à petit feu. Alors mon amour a décidé de baisser les bras. Malgré mon soutien inconditionnel elle a stoppé les traitements et autres chimiothérapies, presque pire à ses yeux que le cancer qui la ronge. 6 mois qu’elle a pris cette décision et, malgré la douleur, elle ne la regrette pas. Au début, elle essayait de me cacher sa souffrance, mais je ne suis pas aveugle et je la connais si bien. Aujourd’hui, même avec la meilleure volonté du monde, elle ne peut plus me mentir, elle a hâte de mourir. Mais comme la vie est bien faite, dans notre société moderne et civilisée, elle n’a pas le droit de se faire aider par la médecine.

Alors, hier soir, après une journée où le mal ne l’a pas lâchée, j’ai pris la décision qui s’imposait.  A son insu, j’ai mélangé des somnifères dans le peu de purée qu’elle a bien voulu avaler. J’ai attendu qu’elle monte se coucher, surveillé son endormissement heureusement plus rapide que d’habitude. Puis je me suis installé dans le fauteuil du salon pour ouvrir l’avant dernière bouteille de ta version nippone et je me suis servi une belle première rasade. J’avais besoin que tu m’aides à oublier cette terrible peur au ventre qui m’étreignait. J’ai enchainé les verres pendant 2 heures jusqu’à avoir la tête qui tourne. L’angoisse envolée et la détermination au bord du cœur, je suis monté la rejoindre en titubant. Elle dormait paisiblement, son corps frêle à peine soulevé par un souffle léger et régulier. C’était le bon moment, je ne pouvais plus reculer.

J’ai attrapé mon oreiller et l’ai plaqué sur son visage en appuyant de toutes mes forces. Par réflexe, ses mains ont agrippé mes poignets. Je n’ai pas interprété ce geste comme une envie de m’empêcher d’agir mais, au contraire, comme un encouragement. Oui, elle serrait mes poignets pour me pousser à poursuivre notre dernière étreinte. Au bout de quelques minutes qui m’ont paru des années, ces doigts se sont décrispés. Malgré la fatigue et la nausée, je n’ai pas relâché la pression tout de suite. J’ai tout de même fini par ôter doucement le coussin de sa tête et constaté qu’elle était partie, envolée, libérée et sereine, enfin. Je l’ai alors embrassée tendrement et me suis allongé à ses côtés pour m’endormir presque instantanément.

Ce matin, le réveil est ardu. Au bout d’une nuit sans rêve ni cauchemar, à dormir aux côtés du corps sans vie de ma moitié, je m’assieds sur le lit avec un mal de tête carabiné. Je la regarde et malgré son visage livide, Solange est toujours aussi belle. Je descends douloureusement chercher ma dernière bouteille de ton excellent breuvage. Je ne prends pas la peine de me munir d’un verre. Je remonte et fais un crochet par la salle de bain pour récupérer la boite de somnifères, ainsi que celles périmées d’anxiolytiques et d’anti-dépresseurs prescrites à ma femme par le médecin, à l’annonce de son cancer. Témoignant de son courage, elles sont presque pleines et aujourd’hui, cela m’arrange bien je l’avoue. De retour dans la chambre, je pleure comme un bébé. Je ne maitrise rien, mes larmes inondent mon visage et des sanglots incontrôlables secouent ma poitrine. Il est temps que tu m’aides à rejoindre mon amour. Je te bois au goulot et pour la première fois de ma vie, je n’ai aucun plaisir à le faire. Tu m’aides à avaler les cachets que je m’enfile par poignées. Mon regard se pose en alternance sur ta bouteille et sur ma Solange. Je sens ta chaleur bienfaitrice me réchauffer le corps. Ma tristesse s’est envolée grâce à toi, le doute n’est pas permis. Tu brouilles mes sens, je suis dans ce fameux brouillard éthylique, et ma vue se trouble. Les bruits ambiants sont étouffés et je ne ressens plus rien. Juste cette force qui me pousse à gober encore, à boire encore, ne surtout pas m’arrêter. J’ai l’impression que mon corps est avalé par le sol. Je n’ai plus peur, je n’ai plus de doute, je ne souffre plus. Je ne suis plus.

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