Le duel des critiques : « Titane »

On échange sur le film de Julia Ducournau avec Charlie et Play It Loud !

Charlie : La dernière Palme d’Or m’a laissé circonspect et, un mois après, je ne sais pas encore quoi en penser. Aujourd’hui, je crois que j’aime plus ce que le film représente que l’œuvre elle-même. C’est donc l’histoire d’Alexia, une jeune fille qui survit à un accident de voiture grâce à une plaque de titane que les docteurs vont implanter dans sa tête. Et le moins on en sait, le plus on est à même d’apprécier cette œuvre hautement singulière.

Play It Loud ! : C’est vrai que le deuxième film de Julia Ducournau, Titane, est difficile à pitcher. En résumé, le spectateur découvre le destin croisé de deux individus que tout sépare, perdus dans leur vie (désœuvrée) respective et qui se trouvent. Il s’agit d’un ovni cinématographique qui n’est pas sans rappeler parfois les œuvres de Gaspar Noé, voire Crash de Cronenberg ou même Christine de John Carpenter. C’est barré, extrêmement bien filmé, la photographie est magnifique et les jeux d’acteurs superbement tenus par Agathe Rousselle et Vincent Lindon, les deux protagonistes principaux. On ne peut rester insensible à ce cinéma d’auteur.

Charlie : Impossible de rester insensible devant Titane ! Et pour moi, le premier point fort du film, c’est qu’on ne sait pas où l’on va. Cette sensation de surprise angoissante est absolument jouissive et manque trop au cinéma actuel où l’on enchaîne les adaptations, remakes, reboots et autres scénarios calqués sur des formats TV. Le film n’a pas peur d’inventer et, de fait, s’adresse à un vrai public de spectateurs, pas de simples consommateurs de contenu.

Play It Loud ! : Absolument d’accord ! Ce film apporte un vent de fraîcheur et d’inattendu qui alterne avec les blockbusters habituels de l’été, à leur scénario devinable au bout de 2 minutes. Le début de Titane n’est pas sans rappeler Grave, le premier film de Julia Ducournau, dans ses passages dérangeants et filmés assez crûment, il faut le dire. Ceci dit, même si ça reste très graphique, cela n’a rien à voir avec un film d’horreur.

Charlie : Comme tu l’as souligné, un autre atout majeur est l’interprétation intense d’Agathe Rousselle et Vincent Lindon. Là aussi, une idée de génie d’opposer une nouvelle venue à un vétéran revenu de tout. Titane mêle ainsi un traitement le plus « réel » possible de ses personnages à un art pop plutôt anglo-saxon du needle drop : cette utilisation de chansons existantes dont les paroles viennent soutenir l’intrigue. Je pense à cette scène de bagarre dans une maison cossue au son d’un standard 60’s italien, qui avec le recul n’est pas sans rappeler une scène équivalente dans Parasite, la précédente Palme d’Or !

Play It Loud ! : Là encore je partage ton avis. Le duo, que tout oppose sur le papier, est absolument éblouissant. Vincent Lindon est clairement sorti de sa zone de confort dans cette prestation et il est en tout point bouleversant et fragile, ce qui peut s’opposer à son rôle de commandant d’une brigade de pompiers.

(Attention : l’échange qui suit révèle des moments-clés de Titane. Rendez-vous après l’affiche du film pour une suite sans spoilers !)

Charlie : Tout est pensé et maîtrisé dans Titane, on sent l’implication et le détail. Je pense justement au pompier incarné par Lindon : ses tractions sur la planche, le massage cardiaque au rythme de la Macarena… Hélas, le film peine à m’émouvoir, et c’est le plus grand reproche que je puisse lui faire. L’héroïne Alexia reste un cypher, bien que nous vivions son odyssée quasi physiquement par le travail sur le son et la musique dingue de Jim Williams. Mais je l’ai vue trop limitée par son opposition au père, très schématique : voir rapidement Bertrand Bonello en père mutique flanqué d’une femme absente n’a pas suffi à m’impliquer dans le parcours de cette fille perdue. Comme dans Grave, le schéma familial se retrouve convenu à un face-à-face avec le père, ce patriarche incapable de comprendre sa progéniture ou bien la faisant crouler sous le poids d’une hérédité invivable (l’ultime scène de Grave).

Play It Loud ! : N’oublions pas qu’il s’agit uniquement du deuxième film de Julia Ducournau qui n’a pas encore 38 ans ! C’est précoce, très certainement perfectible dans le schéma narratif, mais quel scénario ! Quel sens du détail et de la composition photographique. Toute personne sensible à l’esthétisme y trouvera du plaisir. Mais en effet, dès le début du film, on pressent que les échanges entre Bertrand Bonello, et Agathe Rousselle (sa fille) vont être tendus et cela peut sembler trop simpliste, trop évident eu égard à l’originalité du scénario. Le reste du film gommera vite ce sentiment. Pour ma part, j’ai trouvé ces acteurs impliqués et parfois utilisés à contre-emploi, de façon brillante.

Charlie : Si les premières images du film révélées dans les médias et son synopsis sec me laissaient imaginer un nouveau Martyrs (Pascal Laugier, 2008), Titane me rappelle plutôt une autre réalisatrice : Marina de Van. Avec son premier long-métrage Dans ma peau (2002), la cinéaste se mettait elle-même en scène en femme avide de chair (comme dans Grave !), mais uniquement la sienne. Diplômée de la FEMIS comme Ducournau, de Van était revenue au long-métrage 7 ans après avec Ne te retourne pas où deux femmes cohabitaient en une seule. Le film montrait physiquement cette dualité avec des effets visuels parfois hasardeux, mêlant le physique des deux comédiennes (Sophie Marceau et Monica Bellucci).

Play It Loud ! : Alors, bizarrement, j’ai vu les premières images du film au cinéma (lors d’une bande-annonce). J’ai été immédiatement interpellé par la qualité photogénique et intrigué. Un bon teaser à mon sens, j’ai eu de suite l’envie de le voir sur grand écran et ne pas attendre un passage sur Canal+ ou Netflix.

Charlie : Tu as bien fait, c’est vraiment un film à voir sur grand écran. Et effectivement il faut souligner le talent des monteurs de la bande-annonce (disponible en début d’article) ! Aguichante comme il faut, sans rien révéler de l’intrigue : bravo. Si le film lui-même m’a laissé un goût amer, il continue néanmoins d’infuser en moi. Comme dans Ne te retourne pas, j’y vois un corps composé de deux âmes et la possibilité de transmettre une fusion des deux à une humanité faillible. C’est la tâche quasi messianique d’Alexia et Vincent (Lindon se présente d’ailleurs comme Dieu à sa brigade). La jeune femme est la passeuse entre les mondes, aux talents presque médiumniques qui m’ont rappelé Agatha dans Minority Report, cette « precog » capable de voir l’avenir et qui va aider un homme brisé à retrouver son fils disparu.

Play It Loud ! : On peut l’interpréter comme ça. On peut aussi dire que, malgré leurs parts d’ombres respectives et leur violence intrinsèque, la collision entre ces deux planètes (Vincent Lindon et Agathe Rousselle) aussi improbable qu’hallucinante génère un équilibre positif dans leur vie respective. C’est en cela que le film est positivement surprenant. Les deux protagonistes, qui mènent un combat impitoyable contre eux-mêmes et contre le reste du monde, se trouvent et même sans trop se parler se comprennent et s’aiment.

Charlie : Et la Palme dans tout ça ? Peut-être la plus funky depuis Pulp Fiction, sûrement la plus « choc » de l’Histoire (même La Vie d’Adèle avait échappé à une interdiction aux moins de 16 ans). Les récompenses n’engagent que le jury qui les remet et, ce faisant, Spike Lee a choisi de souligner une œuvre imparfaite mais dont l’existence même témoigne d’un désir insatiable. Comme l’a si bien dit Julia Ducournau dans son discours, la perfection (en art et en général) est une impasse et les œuvres cinématographiques ont peut-être pris une nouvelle dimension dans notre réalité post-pandémie où se réunir avec des inconnus exige un passe numérique.

Play It Loud ! : Je te rejoins Charlie, le film le plus funky depuis Pulp Fiction (n’oublions pas qu’il y a aussi de bons traits d’humour noir) et le plus photogénique et esthétique depuis Elephant de Gus Van Sant et la vague récente de films coréens. L’imperfection de Titane est justement ce qui en fait un film parfait. Ses aspérités et ses maladresses ne rendent ce film que plus profond et humainement authentique.

Charlie : Oui, on veut des héros humains malgré tout, et plus divers que jamais, pour changer des œuvres qui ont longtemps privilégié les points de vue de personnages masculins. Quitter une certaine idée du film « de festival », celui qu’on récompense habituellement : cette année, cet honneur revenait sans doute à Un Héros, le film d’Asghar Farhadi, cinéaste doué (Une Séparation, Le Passé) mais qui semble tracer une ligne à qui l’on avait déjà déroulé le tapis rouge, à l’image de Palmes récentes telles que The Tree of Life, Amour, Winter Sleep, Moi,Daniel Blake… Finalement, Un Héros est tout de même reparti de la Croisette avec le Grand Prix.

Play It Loud ! : Voilà, nous y sommes. Face à des films de plus en plus convenus et stéréotypés, Spike Lee et le jury ont souhaité récompensé l’humanité et l’authenticité de Titane, film d’auteur, osé et personnel.

Charlie : C’est donc une héroïne, une « titane » qui l’emporte pour une fois. Plus qu’un énième cri de douleur ou un oratorio de Bach avec le son poussé à fond, j’en viens à ce que Titane m’évoque finalement : un appel et une preuve que « oui, c’est possible ». Un phare inoxydable pour tous.tes les futur.e.s cinéastes : dans les entrailles de vos histoires, faites surgir vos monstres et battez-vous pour qu’ils existent. Écrivez, tournez, montez entre deux confinements, avant que la fin n’approche.

Play It Loud ! : Allez voir ce film et faites-vous votre propre opinion de l’humanité.

« Titane » est sorti le 14 juillet au cinéma.

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