Jauffret, ça picote

clémence picot

« Mes parents ne s’aimaient pas, l’amour était un sentiment bizarre pour eux, il leur paraissait exotique. C’était un luxe, une perversion capable de ronger les plus beaux fruits. »

Clémence est infirmière de nuit, et dîne tous les dimanches soirs chez sa voisine et meilleure amie Christine, veuve, et mère d’un garçon de dix ans prénommé Étienne. Christine est une femme très sensible, qui a beaucoup souffert.

Avant de rencontrer Christine, Clémence a vécu sept années absolument seule. Elle trouvait ses vacances trop longues, avait hâte de reprendre le travail.

Ses parents lui ont appris que la méchanceté causait autant de tort que le dévouement, et qu’elle perdrait son temps à s’occuper des autres. Ils croyaient à la vertu de l’ennui, vouaient un culte à l’épargne, prédisaient pour leur fille une vie de célibat sans enfant. Clémence a reçu une éducation rigide et vigilante, jusqu’à ses vingt ans. Et puis ses parents sont morts dans un accident d’avion.

« L’inflexible rail de l’autorité paternelle m’a conduite sans soubresauts jusqu’à l’âge adulte. Aujourd’hui j’ai atteint l’extrême limite de la solitude. Je ne suis que l’écho de mes parents, mon appareil génital se doit de l’amplifier. En basculant dans la trentaine, j’ai réalisé que je ne disposais plus que de très peu d’années pour me reproduire dans de bonnes conditions biologiques. »
Clémence ne conçoit pas de laisser son utérus vide. De part son éducation, et son ennui, elle connaît chacune de ses cellules, fait l’inventaire à chaque instant, répertorie, classe, trie, sélectionne celles qui composeront ses enfants. Car elle les connaît déjà, de la couleur de leurs yeux à leurs manies les plus secrètes.

Chez Christine, elle peut s’exercer, mettre en pratique ses théories, aussi subversives soient-elles. Et le premier à en faire les frais, c’est Etienne, bien sûr. Christine n’est pas dupe, elle rassure, par derrière, mais n’est pas toujours là.

Du bout des doigts, avec une précision chirurgicale, Clémence malaxe le cerveau du gamin pour mieux manipuler celui de sa mère, atteindre son cœur et le poignarder gentiment. Car elle jalouse Christine, elle ne supporte pas ce lien de chair et de sang, ce lien organique et donc dégradable, dégradant, qui unit Christine à son fils. Elle ne supporte pas ce cordon qu’elle n’a jamais eu, ce cordon qu’elle voudrait resserrer de ses propres mains autour de leurs cous où palpite l’amour filial. Elle prendrait la place de Christine, elle deviendrait la mère d’Etienne, comme elle l’a toujours été en fait.

Le « si » s’invite, s’installe, puis laisse place au présent, la mise en « conditionnel » ouvre la porte à la démence.
Clémence fractionne le plus petit instant, démultiplie la course du temps en un nombre de destins infini. Car Clémence souffre d’inexistence, et s’invente, constamment, une autre vie. Elle s’invente, sans arrêt.

On tourne parfois en rond dans les méandres psychanalysés de Clémence. Et, au moment où l’on se déclarerait coupable de non assistance à personne en danger, à la laisser malmener ses voisins, c’est Christine qui prend la parole, le temps de quelques chapitres.

D’hypothèses psychotiques en fatalité schizophrénique (la mort de l’un, le suicide de l’autre, ou inversement, tout dépend de l’humeur), pas une minute ne passe sans que Clémence se pique au jeu de la vie, joue avec celle des autres.

Note : schizofrénétique

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