Et le diable a surgi : la vraie vie de Robert Johnson

Une biographie passionnante et très riche de Robert Johnson, immense musicien de blues du delta du Mississippi, qui se lit autant comme une enquête sur sa vie cernée de mystères et de légendes, que comme un témoignage sur la condition des afro-américains au début du vingtième siècle.

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Bonjour et bienvenue dans « un dernier livre avant l’apocalypse nucléaire », la chronique littéraire bimensuelle pour bien choisir ses lectures en attendant la mort dans d’atroces souffrances.

L’apocalypse nucléaire arrive et vous ne savez plus quoi lire ?

Les ballons espions chinois vous survolent et vous êtes en quête d’un bon bouquin ?

L’horloge de la fin du monde est à minuit moins une seconde et vous ressentez le besoin d’une lecture solide, puissante, et réconfortante ?

Pas de panique, nous sommes là pour ça. Cette semaine : Et le diable a surgi de Bruce Conforth et Gayle Dean Warlow.

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Oubliez tout ce que vous avez toujours su qu’on ne savait pas sur Robert Johnson.

La phrase est un peu bancale.

Pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit ici.

Le mythe de Robert Johnson, c’est comme le Cheval de Troie, Excalibur dans son rocher, la Bête du Gévaudan, ou l’orgasme féminin dans un rapport hétérosexuel : c’est un récit légendaire qu’on se transmet de générations en générations, même s’il y a sans doute un fond de vérité au départ.

(Je ne révèle rien de ma vie privée, je m’appuie juste sur les statistiques disponibles. Ouf).

Mais n’allons pas trop vite.

Si vous ne connaissez pas encore Robert Johnson, je ne saurais que trop vous conseiller de mettre en pause (et en pause seulement, please revenez après !) la lecture de ce billet et d’aller :

L'une des 3 photos de Robert Johnson, de face dans un photomaton, la clope au bec et la guitare en main; il a de très longs doigts sur les cordesSeuls quarante-deux enregistrements de Robert Johnson sont parvenus jusqu’à nous, pour un total de vingt-neuf compositions (certains morceaux ont été enregistrés deux fois).

Vingt-neuf morceaux qui ont subjugué le monde du blues par leur technique incomparable et leur modernité.

Éric Clapton, les Rolling Stones, Bob Dylan, les Blues Brothers, Led Zeppelin ou Matt Pokora lui doivent énormément. (Encore que pour Matt Pokora, on ne soit pas tout à fait sûrs – attendons l’avis de ses exégètes, c’est plus prudent).

Mais comment un simple musicien noir du delta du Mississippi mort en 1938, précurseur du « club des 27 », a-t-il pu avoir une telle influence sur la musique du 20ème siècle avec si peu de morceaux ?

Aurait-il réellement échangé son âme contre un talent surnaturel à la guitare du jour au lendemain lors d’un pacte scellé avec le diable à un carrefour à minuit, comme le veut la légende ?

Le livre répond à cette question fascinante, de manière précise, sourcée, et probablement, définitive.

Les deux auteurs compilent ici une somme passionnante qui a représenté un travail colossal de près de cinquante années – excusez du peu – et qui se lit autant comme une enquête que comme une biographie et comme une description de l’époque.

Non content d’éclaircir les nombreuses zones d’ombres de la vie de Robert Johnson, les auteurs apportent un éclairage documentaire formidable sur la société et la culture afro-américaine du début du siècle dans le Mississippi, ses pratiques, ses habitudes et ses coutumes ; sans occulter le racisme et la ségrégation encore très présents à l’époque.

Les deux auteurs, Bruce Conforth et Gayle Dean Wardlow, sont à la fois spécialistes et passionnés de blues.

Bruce n’a pas eu à beaucoup sortir de sa zone de Conforth puisqu’il est « ancien professeur de blues, de culture populaire et d’histoire américaine à l’Université du Michigan » et également « le fondateur du musée Rock and Roll Hall of Fame ».

Quant à Gayle Dean Wardlow, historien du blues, on raconte qu’il possède « l’une des plus grandes collections de disques de blues d’avant-guerre au monde ». Moi pareil sauf que je possède la plus grande collection de blues, déprimes, cafards, spleens, neurasthénies et mélancolies d’après-guerre.

Les deux docteurs en blues ont collecté des témoignages de première main de gens qui ont connu Robert, interviewé des musiciens de l’époque, retrouvé des documents historiques (registres de recensement, actes de ventes, certificats de mariage, plans, publicités …) et récupéré quantité de photos d’illustration afin de retracer le plus fidèlement possible le parcours de Robert Johnson dans ses moindres détails.

Ce qui n’a pas été une mince affaire, d’une part parce que Robert avait cliqué sur « refuser les cookies », et d’autre part parce que Johnson étant un musicien itinérant, un bourlingueur invétéré qui ne lâchait jamais sa guitare, capable de tout quitter sur le champ sans prévenir.

Parmi les nombreux faits notables que l’ouvrage révèle et qui semblent expliquer le talent supposément fulgurant de Robert Johnson, on retiendra entre autres :

  • L’importance de son enfance à Memphis chez son beau-père, qui a permis à Robert de se confronter avec le monde de la musique et le spectacle de rue dès sa plus tendre enfance,
  • Le fait que Robert ait pu bénéficier d’une instruction scolaire, peu courante pour un afro-américain du delta à cette époque,
  • Une pratique de la guitare bien plus tôt et un talent beaucoup plus précoce que ce qu’on ne croyait jusqu’à présent (qui tord le cou une bonne fois pour toute au mythe du carrefour…),
  • L’influence de son mentor Ike Zimmerman avec qui il s’est entrainé pendant de longs mois dans un cimetière,
  • Sa faculté à pouvoir jouer n’importe quel morceau qu’il avait entendu une seule fois à la radio,
  • L’influence du « Hoodoo » (l’équivalent du vaudou dans le delta du Mississippi) dans son quotidien, qui se retrouve dans ses paroles et dans sa légende,
  • L’envie de « figer » de manière définitive la façon de jouer ses morceaux, contrairement à ce qui pratiquait jusque-là dans la tradition des musiciens de blues itinérants,
  • L’influence des femmes sur sa vie
  • L’impact d’une vie sentimentale difficile et triste,
  • Et sa propension à abuser de la dive bouteille (yes : j’ai un point commun avec Robert Johnson)

Les deux sessions d’enregistrement de 1937 et 1938 sont minutieusement décrites. Les lieux, les conditions, le choix des morceaux sont très détaillés, et chaque chanson enregistrée est explicitée autant que possible, et c’est vraiment très intéressant.

Même les circonstances de sa mort sont enfin élucidées par le duo, qui a réussi à retrouver des témoignages qui semblent fiables et des sources sûres.

C’est peu de dire que le livre rend grâce à l’immense talent de Robert Johnson qui n’avait rien de surnaturel, et constitue l’hommage qu’il méritait amplement.

Un livre à lire avant l’Apocalypse nucléaire ; mais tardez pas trop à le commencer quand même…

Couverture du livre en noir et blanc avec un dessin de Robert Johnson assis qui joue de la guitare, par Mezzo
la vraie vie de Robert Johnson

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Et le Diable a Surgi, Bruce Conforth & Gayle Dean Wardlow, Éditions du Castor Astral, 350 pages, 24 euros, octobre 2020, Traduction Bruno Blum

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