Qui tue un lézard, tue un homme

« « Tire, Marcel… tue-moi… oui, tue-moi comme un chien… » Marcel eut le sentiment de ne l’avoir jamais haï comme à ce moment, à cause de ce répugnant mélange de sensualité et d’austérité, de repentir et de luxure ; et, tout à la fois abasourdi et conscient, comme s’il se croyait tenu d’obéir à la terrible requête, il pressa la détente. » 317q912ge7L__

Nous sommes en Italie, l’été est chaud, le fascisme mijote. Marcel est un enfant livré à lui-même, ses parents n’ayant que faire de lui, trop occupés qu’ils sont de leur couple et de sa désunion inéluctable. En jouant, Marcel se découvre un plaisir pervers à couper des fleurs à l’aide un jonc. Il réitère cette expérience autant qu’elle lui procure du plaisir, mais évidemment, l’adrénaline de cet instinct meurtrier s’amenuise, et il faut passer à autre chose. Quelque de plus fort. Toujours avec l’aide du jonc, Marcel commence à tuer des lézards. Ce « massacre des lézards » lui procure un plaisir sans nom, mais l’enfant comprend très vite que son activité est cruelle, et donc inacceptable par la société puisque l’un de ses jeunes amis, Robert, refuse formellement de se prêter au jeu lorsqu’il le lui propose.

Déboussolé par ce refus, Marcel décide de se dénoncer et d’en parler à ses parents. Pour gonfler son crime, ses parents n’étant pas souvent attentifs aux propos de leur fils, il décide de dire qu’il a tué un chat. Mais rien n’y fait, les parents se fichent de savoir si leur enfant à tué un chat ou n’importe quoi d’autre. Pourtant, Marcel finit par aller voir les servantes, et leur avouera que c’est son père qui a tué le chat. La sentence tombe, la cuisinière est catégorique : «  Quand on est méchant avec les bêtes, on est méchant avec les chrétiens, […] on commence par un chat et puis on tue un homme ».

Entre les deux confessions, Marcel l’aura finalement tué, ce chat.

Et puis arrive une rencontre terrible quelques temps après : un chauffeur accoste Marcel au bord de la route, sur le chemin du retour de l’école. Le chauffeur, qui se déclare amoureux de l’enfant, fait tout pour l’emmener chez lui, jusqu’à lui promettre de lui offrir un vrai revolver. Dans son innocence, Marcel accepte. Lorsqu’il se rend compte du comportement de l’homme avec lui, outré, il lui tire dessus et le laisse pour mort.

Ces évènements de l’enfance confirment à Marcel qu’il est anormal. Qu’il est mauvais. Par la suite, toute sa vie durant, et notamment pendant la montée du fascisme en Italie, Marcel tente de rentrer dans le rang et de faire ce que la masse fait, pour se dissimuler parmi elle, se convaincre de toutes ses forces, qu’il en fait partie.

Figure inévitable de la littérature italienne contemporaine, Alberto Moravia, qui est également l’auteur du Mépris – que l’ont connait plus généralement grâce à son adaptation au cinéma – met ici en scène un homme qui vit dans la peur panique d’être différent des autres. Ses vêtements, la marque des cigarettes qu’il fume, jusqu’à ses gestes, sont réfléchis pour être ceux du plus grand nombre. Au sein de la multitude, Marcel est rassuré, mais dès que l’individualité ressurgit dans toute sa singularité, l’angoisse et le dégoût l’envahissent à nouveau. Notre protagoniste vit dans la croyance que c’est le nombre qui donne tort ou raison. Ainsi, le fascisme étant l’idée de son époque, Marcel trouve évident de se joindre au mouvement, et, pire, d’y être le plus actif possible pour marquer son appartenance.

L’histoire donne tort à Marcel, qui se sent alors plus perdu qu’il ne l’a jamais été, sans convictions, sans valeurs, avec cette impression qu’il a été balloté tel un jouet parmi les intérêts des autres. Car comment savoir, finalement, qui a tort et qui a raison ?

Le récit tire sa force de cette idée que chacun agit en étant persuadé qu’il le fait pour de « bonnes » raisons, mais qu’en l’occurrence, tout le monde à raison, et donc tout le monde à tort. Pire, qu’il est au fond impossible de le déterminer : combien d’évènements historiques, si l’issue en avait été différente, aurait changé de camp ceux qu’on appelle aujourd’hui les bons et les méchants ?

Après la lecture de grands romans d’aventures, comme cela a été le cas pour moi, il peut paraitre fort ennuyeux de lire Le conformiste, dans lequel l’action est extrêmement lente, les rebondissements minimes. Et pourtant, le récit a une portée philosophique indéniable et fort bien amenée : qui peut dire qu’il détient la vérité ? Il agit également comme une introspection incroyable, comme souvent chez Moravia, de nos désirs enfouis voire inconscients, des mécanismes qui motivent nos idées et nos actions et bien sûr nos lâchetés et notre bassesse. Moravia détient ce pouvoir, presque magique, de sonder au plus profond de nous-mêmes, pour ensuite être capable de nous raconter.

« […] il lui sembla à partir de ce jour, il saurait éviter à jamais la désolation des déserts où l’homme suit sa propre ombre avec une âme de coupable et de persécuté ; au contraire, il rechercherait librement, hardiment, l’atmosphère de lieux semblables à celui-ci, rocheux et inaccessibles, faits pour les aventuriers et les bêtes sauvages. Il s’était lié volontairement, obstinément, stupidement, par des liens indignes et des engagements plus indignes encore ; et tout ceci pour le mirage d’une norme qui n’existait pas. Maintenant ces liens étaient brisés, ces engagements rompus ; il redevenait libre et saurait profiter de sa liberté. »

Titre : Le conformiste

Auteur : Alberto Moravia

Editeur : Flammarion

ISBN : 978-2080704153

 

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