WHISKY OR NOT WHISKY #17 / Taxi Téhéran

A l’occasion du Cinéma des Cinéastes qui a lieu en ce moment même à Paris, l’Iranien Keywan Karimi présente Drum, son dernier film interdit de projection dans son pays natal. Également condamné à ne plus tourner – et restant en liberté conditionnelle – Keywan Karimi « assume » et se dit « prêt à aller en prison » car il refuse la censure. La sortie de Drum est le prétexte parfait pour parler de whisky politique et de « bourbon » d’expression libre : actuellement, Arte diffuse Taxi Téhéran de Jafar Panahi, réalisé en 2015. Or, le réalisateur Jafar Panahi est lui-aussi condamné par le régime iranien, ses œuvres étant jugées comme demeurant subversives.

Taxi Téhéran est un docu-fiction tourné au format numérique et quasiment pris sur le vif. Le pitch est le suivant : Jafar Panahi joue son propre rôle et nous emmène à travers les rues de Téhéran en nous baladant avec son taxi. Pendant près de 75 minutes, les clients se suivent et bavardent avec lui. Tous et toutes sont des acteurs (ou des actrices) non professionnel(le)s ; la frontière restant trouble et relativement fine entre le pur documentaire et le récit fictionnel. Au delà d’être des comédiens amateurs, les passagers du taxi de Jafar sont avant tout des personnalités sociales et politiques iraniennes ; à l’exception d’une jeune fille qui joue le rôle de sa nièce, et de deux femmes transportant des poissons rouges.

Ces trajets ne retracent pas de simples moments de vie quotidiens. Ils relatent un message clair qui souligne tout d’abord la violence que connaît au jour le jour la mégalopole de Téhéran : au tout début, Jafar transporte un blessé grave parmi ses clients, victime d’un accident de la route. De la même manière, les conversations prises « sur le vif » ont attrait à la dictature dont est témoin la société iranienne.

 

L’un des clients revend des films d’auteur et des séries américaines sous le manteau, dans un pays en proie à la censure de toute œuvre jugée subversive ou relevant du divertissement « impur ».

Le climax nous est raconté par le personnage de la jeune nièce qui suit des cours de cinéma. Elle doit réaliser un film pour l’école, mais à condition de respecter de nombreuses conditions. En bref : tout ce qui peut nuire à la « morale » du pays ne peut être filmé dans le cadre de cet exercice ; et la nièce récite par cœur les consignes de réalisation données par la maîtresse.

 

A un moment donné de Taxi Téhéran, ce même protagoniste de la jeune fille est témoin d’une scène de « vol » dans la rue. Au moyen de son appareil photo numérique, elle filme le shooting de futurs mariés. Par inadvertance, l’homme laisse tomber par terre des billets de banque. Un jeune garçon passe et ramasse les billets. Pris en « flagrant délit » par la nièce de Jafar, cette dernière l’interpelle tandis qu’elle est assise sur le siège passager à l’avant du taxi. Elle lui demande de rendre les billets aux futurs mariés car elle vient de filmer l’acte du jeune homme. Or, et si cela reste enregistré de cette façon, elle ne pourra pas présenter son film à la classe ; le vol étant considéré comme « immoral » et ne donnant pas une belle image de Téhéran.

Ce docu-fiction est une bombe, un film important pour de nombreuses raisons. Il laisse une sensation amère au fond de la gorge, bien qu’il ne soit pas pour autant dramatique. Son réalisme est poignant et nécessaire. La dernière séquence se termine sur un plan long et fixe, où deux motards qui pistaient Jafar finissent par voler la caméra du taxi.

Tout d’abord, ce film est important car il démontre que rien ne pourra empêcher les artistes iraniens de s’exprimer ; et cela malgré les condamnations et la censure. Bien qu’étant condamné à ne plus réaliser de films sur une période de vingt ans (oui, vingt ans), Jafar Panahi passe outre l’interdiction car il lui semble urgent de rendre compte du climat sociétal iranien.

Hommes ou femmes, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, traditionalistes comme modernistes, défenseur des droits de l’homme… Tous et toutes embarquent à bord du taxi de M. Panahi, chauffeur inexpérimenté. Il s’agit là d’un portrait objectif et d’un éventail exhaustif de ce qu’est la société iranienne sous le régime de Hassan Rohani.

De même, ce film est important car il démontre également que tout homme – ou toute femme – peut faire du cinéma, et cela quelques soient les moyens engagés. Taxi Téhéran est un docu-fiction réalisé avec des bouts de ficelle. L’image est brute, sans éclairages ni mise en scène. Le spectateur se demande s’il ne regarde pas un « one shot » face à cette impression de direct, où toute péripétie nous semble si naturelle dans l’enchaînement des passagers.

Enfin, il est important de diffuser ce film par delà les pays et les frontières, et au gré des festivals. A sa sortie en Février 2015, Taxi Téhéran a remporté l’Ours d’Or au 65ème Festival International du Film de Berlin. Or, je persiste et je signe à dire que le cinéma se doit de rester politique et engagé ; ceci afin de rendre compte d’un monde qu’il nous faut remettre en cause.

Le film a la particularité de ne pas avoir de générique afin de ne pas dévoiler l’identité des passagers du taxi auxquels le chauffeur ne demande jamais de régler leur course. Taxi Téhéran se termine par le texte suivant, rédigé par le cinéaste Jafar Panahi : « le Ministère de l’Orientation islamique valide les génériques des films « diffusables ». A mon grand regret, ce film n’a pas de générique (…) ». Plus que jamais, ces dernières lignes installent M. Panahi au rang des grands cinéastes de lutte ; ces grands hommes qui ne cessent jamais de combattre pour leurs idéaux de liberté et de démocratie.

J.M

Taxi Téhéran est actuellement en rediffusion sur Arte+7

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