La réalité c’est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire / Philip K Dick

« Je suis certain que vous ne me croyez pas, et ne croyez même pas que je crois ce que je dis. Pourtant c’est vrai. Vous êtes libres de me croire ou de ne pas me croire, mais croyez au moins ceci : je ne plaisante pas. C’est très sérieux, très important. Vous devez comprendre que, pour moi, le fait de déclarer une chose pareille est sidérant aussi. Un tas de gens prétendent se rappeler de vies antérieures ; je prétends moi, me rappeler une autre vie présente. Je n’ai pas connaissance de déclarations semblables, mais je soupçonne que mon expérience n’est pas unique. Ce qui l’est peut-être, c’est le désir d’en parler. »

Extrait du discours prononcé par Philip K. Dick à Metz le 24 septembre 1977

Ils ont dû bien halluciner, les fanas de SF du congrès de Metz. Ils s’attendaient à un speech convenu « ma vie, mon oeuvre » et ils ont droit à un discours halluciné sur les univers parallèles. Il n’y a pourtant pas de meilleur moyen d’expliquer la vision de l’auteur qui a inspiré la SF moderne et dont la trace est partout présente aujourd’hui. Sans Dick, pas de Terminator (Les marteaux de Vulcain), pas de Truman Show (La vérité avant-dernière), pas de X-Men (les chaînes de l’avenir), pas Matrix (coulez mes larmes dit le policier, le maitre du haut chateau, ubik, l’oeil dans le ciel), pas de Inception (le Dieu venu du Centaure, Ubik), pas d’invasion des profanateurs de sépulture (le père truqué)…et je ne parle même pas des adaptations directes…dont notamment Blade Runner, réalisé sous la supervision de l’auteur qui meurt malheureusement quelques jours avant la première projection.

philip k dick

Malgré l’influence énorme de l’oeuvre de Philip K. Dick sur la science fiction moderne, et notamment cinématographique, on est souvent déboussolé à la lecture des romans originels dont Hollywood a gommé les aspects les plus déjantés.

Blade Runner / Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques

En 1992, quelques années après une guerre qui a opposé Est et Ouest, la Terre est peu à peu dépeuplée au profit de la colonisation martienne. Les derniers terriens se regroupent dans des villes en ruines, dans des immeubles quasi-inhabités. Une poussière radioactive flotte, recouvre le paysage. Les animaux ont été décimés par cette poussière et les rares spécimen survivants s’échangent à prix d’or car la possession d’un animal est un must, la preuve qu’on a réussi dans la vie. Les colons martiens sont assistés par des androïdes de plus en plus perfectionnés, de plus en plus humains, de plus en plus intelligents. Ces androïdes n’ont pas le droit de venir sur Terre et s’ils désobéissent, ils sont traqués et tués par les Blade Runner. Tous les humains possèdent une machine à empathie au travers de laquelle ils entrent en symbiose en observant sur un écran un vieillard qui escalade une colline en se faisant lapider sur une planète inconnue. Cette figure divine, Mercer, est leur Dieu…
Rick Deckert est un Blade Runner, chargé de traquer les androïdes pour les désactiver. Il a besoin d’argent pour remplacer son mouton mécanique par une vraie bête. Il est chargé de traquer huit androïdes très perfectionnés qui ont débarqué sur Terre. Cette mission est bourrée pleine de faux semblants très Dickiens. Deckert est-il un humain ou une machine? l’androïde a-t-il le droit de vivre comme les humains? Qu’est-ce qui distingue l’homme et l’androïde? Si l’androïde est conscient de son état et demande à vivre librement, au nom de quelle loi supérieure doit-on lui refuser ce droit?

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The Truman Show / Le temps désarticulé

Nous sommes en 1958 dans une petite ville américaine comme il y en a tant. Ragle Gumm vit avec sa sœur Margo, son beauf Vic et son neveu Sammy dans un pavillon de banlieue middle class. Le soir ils regardent la télé, de temps en temps des amis viennent partager un plat de lasagnes et jouer au poker. Vic travaille dans un supermarché, Ragle drague la femme du voisin…on se croirait dans une nouvelle de Raymond Carver !
Ragle Gumm ne travaille pas, il gagne sa vie grâce à sa technique qui lui permet de gagner à tous les coups à un jeu genre démineur organisé par son journal (trouver sur une grille de 1244 cases celle où se cache un petit-homme vert). Ragle a gagné toutes les grilles depuis deux ans. C’est un héros national!
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où, cherchant le cordon d’allumage de la lampe de la salle de bains et ne le trouvant pas…avant de réaliser qu’il n’y a pas de cordon mais un interrupteur mural, Vic commence à douter de la réalité du monde dans lequel sa famille est installée : vérité ou simulacre. Incluant Vic dans son délire paranoïaque, les deux amis découvrent peu à peu d’autres indices…il semblerait qu’ils habitent une ville factice. Manipulation, délire…où est la vérité?

L’Oeil dans le ciel

1959. Jack Hamilton est ingénieur, il travaille au bévatron de Belmont, un projet militaire sensible. Il est mis à pied par son patron qui soupçonne sa femme d’être communiste et de risquer de mettre en péril la sécurité des installations. Comme le dit si bien son patron, à moins de pouvoir sonder l’esprit de votre femme, nous ne pourrons jamais prouver qu’elle est vraiment communiste…C’est là le sujet du livre.
Avant de quitter le site, Jack et Marsha se joignent à un groupe de curieux qui visitent le bevatron. Un accident se produit lors de la visite et les huit visiteurs sont précipités dans le vide et dans le coma.
Lorsqu’ils reprennent conscience, ils réalisent rapidement qu’ils ne sont pas revenus dans le monde qu’ils ont quitté mais dans une version de celui-ci où Dieu est présent : les blasphèmes sont récompensés par des nuées de sauterelles, les blessures guérissent quand on les approche de reliques, l’Esprit Sain s’adresse aux justes…Tandis que certains s’adaptent à la situation, Hamilton essaye d’approcher le Dieu de ce monde pour en comprendre le sens.
Hamilton découvre que les huit ont été précipité dans l’esprit de l’un des leurs, un militaire sectaire qui voue un culte idolâtre à un gourou de Chicago. C’est la manifestation divine de ce gourou qui régit son monde fantasmé. Hamilton réussit à libérer son groupe de ce monde pour être précipité dans un second fantasme, puis un troisième, puis un quatrième avant de revenir à la réalité. Dans ce quatrième fantasme, il comprend que le vrai communiste du groupe n’est pas sa femme mais bien le responsable de la sécurité du site qui a monté le dossier contre elle.

Ce roman est inégal, l’idée est excellente. Elle a d’ailleurs probablement inspiré PJ Farmer dans La saga des hommes dieux, les frères Watchowski dans Matrix ou Chris Nolan dans Inception. Mais certains passages sont un peu longuets. Cependant on se prend bien vite au jeu des sept erreurs en cherchant ce qui différencie les mondes fantasmés que traverse Hamilton. En effet, si l’ambiance et les détails sont régis par celui qui rêve, le décor, les personnage et la continuité de leurs aventures sont respectés, transposés dans une autre réalité qui remanie les règles : dans tous les univers on retrouve Silky, une prostituée, le Bon Coin, un bar de Berkley, l’ami d’enfance du père de Hamilton qui devient son patron, la maison de Hamilton…
Ce livre a été écrit à une époque où Dick s’intéressait à la différence entre univers objectif et subjectif. Dick était persuadé que l’univers objectif est un mythe car personne ne peut le voir puisqu’on l’observe toujours au travers du prisme de ses perceptions. L’Oeil dans le ciel en est une démonstration.
A l’époque où il l’écrit, le couple Dick était harcelé par le FBI soupçonnant sa femme d’être communiste, la solution du livre est la réponse de Dick à ses accusateurs.

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Le maître du haut château

« Après leur écrasante victoire de 1947, les puissances de l’Axe se sont partagé le monde. L’Europe, l’Afrique et l’est de l’Amérique jusqu’aux montagnes Rocheuses reviennent au Reich. Le chancelier Martin Bormann y poursuit la politique de son prédécesseur, transformant un appréciable pourcentage de la population en savonnettes et le continent africain en…on ne sait pas quoi, et on préfère éviter d’y penser. Sur l’Asie, le Pacifique et l’ouest de l’Amérique le Japon fait peser un joug plus humain. Pas de camps de concentration, moins de terreur policière. Les américains ont parfaitement intériorisé le code social de l’occupant : comme lui, ils ne craignent rien tant que d’enfreindre l »étiquette et de perdre la face ; comme lui, ils ne prennent aucune décision sans l’avis du Yi-King. A tout moment, le Californien moyen jette les pièces et observe, fasciné, la formation de l’hexagramme qui, produit par le hasard, n’en plonge pas moins ses racines dans la texture du monde. L’alternance des traits pleins et brisés donne à chacun, pour comprendre l’état présent des choses, une clé à la fois singulière et universelle : s’il y a sa place assignée, c’est en relation avec celle de tout être vivant ou ayant vécu, avec le cosmos tout entier. »

Extrait de Je suis vivant et vous êtes morts / Philip K.Dick 1928-1982 – Emmanuel Carrère

Le maître du haut château ne se contente pas de parler du Yi-King : Dick a utilisé le Yi-King pour construire sa trame. A chaque nœud de l’histoire, il posait à l’oracle une question et rédigeait la suite en fonction de la réponse obtenue. C’est ce qui donne son côté un peu étrange à certaines parties de l’histoire.
Dans la Californie occupée par le Japon, une rumeur court sur un écrivain qui aurait écrit un livre uchronique, La sauterelle pèse lourd, dans lequel c’est les alliés qui auraient gagné la guerre. Le héros du roman cherche à rencontrer cet écrivain pour savoir si son roman est une fiction ou un document exclusif…Ne vous attendez pas à des révélations fracassantes ou une fin à la Scoubidou. On est chez Dick, c’est subtil et suggéré. L’auteur laisse au lecteur le soin de comprendre tout seul . Philip K.Dick donne une lecture du monde qui peut remettre en question tout ce qui a été dit avant, ou pas. C’est une éventualité, il ne l’explique pas parce que son personnage n’a pas d’explications à donner vu qu’il a écrit ‘la sauterelle pèse lourd’ en se laissant guider par l’Oracle.
Là encore, je laisse la parole à Carrère qui analyse finement la situation : « évidemment, l’hypothèse aurait été plus plausible en sens inverse : il n’y a pas tellement de raisons pour qu’une démocratie, même grangrenée par la chasse aux sorcières, entretienne les gens dans l’idée qu’ils vivent sous un régime totalitaire ; au contraire, si l’Allemagne ou le Japon avaient gagné la guerre, on pourrait tout à fait imaginer qu’ils fassent croire le contraire aux Américains pour les dominer plus sûrement. Ceux-ci continueraient de mener leur paisible petite vie banlieusarde et de vanter leur Constitution sans se savoir les sujets totalement aliénés du Reich. Année après année, des millions de leurs concitoyens disparaitraient sans laisser de trace et personnel n’y ferait attention, ne poserait de questions, tant est puissant chez l’homme, pour peu qu’on l’encourage, l’instinct d’ignorer. Mais dans ce cas, ce serait à Phil Dick, l’habitant de l’Amérique prétendue libre, et non à Hawtorn Abensen, son double, de concevoir des soupçons et d’en tirer la trame d’un roman. Or c’est précisément ce qu’il venait de faire. »

Lu au premier degré, le roman et sa fin élusive laissent un goût d’inachevé. Mais une clé de lecture c’est de retourner la situation en considérant que ce que raconte Dick dans son livre, c’est la réalité…par effet miroir, en retournant les suppositions du livre, le lecteur s’identifie au personnage mais dans une situation inversée.

La vérité avant dernière

Voici l’un des meilleurs romans de Dick que j’ai lu. L’histoire est formidable, les enjeux complexes mais globalement clairs, les personnages nombreux et torturés et contrairement à pas mal de romans de Dick, la fin n’est pas bâclée. La vérité avant-dernière est un must read pour les fans du jeu Fallout dont il décrit l’univers avec précision (je me dis d’ailleurs depuis longtemps que Fallout est directement inspiré de l’oeuvre de Dick sans arriver à trouver le roman pierre angulaire : c’est désormais chose faite).

Nous sommes en 2025. Quinze ans plus tôt, la guerre froide entre les blocs Est et Ouest a dégénéré en guerre atomique et les dirigeants avisés ont parqué les terriens dans des abris sous-terrains. Ceux-ci sont fréquemment informés de la progression du conflit par leur président, Yancy, qui organise des allocutions télévisées très sarkoziennes dans lesquels il les félicite pour leur abnégation et leur demande de contribuer à l’effort de guerre en fabriquant toujours plus d’androïdes de combat.
Sauf que, en réalité, une fois les dirigeants débarrassés des masses laborieuses et après que quelques bombinettes aient rasé la plupart des villes et des labos de recherche, les dirigeants ont signé un traité de paix et se sont partagé la planète. Régnant sur des domaines féodaux immenses, ils utilisent les robots fabriqués par les habitants des abris comment main d’oeuvre et les abreuvent de mensonges télévisés pour les inciter à demeurer sous terre car ils sont persuadés que ce qui provoque les guerre, c’est le peuple…
Yancy est une marionnette animée par un ordinateur géant qui recrache les discours fabriqués par une armée de rédacteurs et commente des films fabriqués de toute pièce en studio par des réalisateurs de génie, payés pour faire plier la population aux desiderata d’une oligarchie de happy few qui entendent le rester (few).
Hélas, comme les labos ont été détruits et que les scientifiques sont soit morts, soit dans les abris, la civilisation utilise une technologie qu’elle ne comprend pas et régresse peu à peu. Il faut aussi parquer dans des cités-dortoir-prison les habitants des abris qui décident quand même de remonter à la surface.
Le roman démarre là, et décrit un point de rupture dans le continuum, quand un messie venu du fonds des âges décide de briser l’omerta…toute la question est de savoir s’il y parviendra, et quelles sont ses motivations.

Comble du raffinement, Dick donne au simulacre un fondement historique en décrivant une série de films tournés dans les années 80 pour réhabiliter l’Allemagne et remettre en question les certitudes des terriens sur les causes, le déroulement et les conséquences de la seconde guerre mondiale.
C’est du très grand Dick où sont exploitées toutes les préoccupations de l’auteur sur le secret, le simulacre, le travestissement de la vérité et sur le sens de la vérité : toutes les vérités sont-elles bonnes à dire? Vaut-il mieux vivre heureux et trompé ou triste et averti? …bref, çà va loin.

la réalité c'est ce qui continue d'exister lorsqu'on a cessé d'y croire

La réalité c’est ce qui continue d’exister quand on cesse d’y croire

J’aurais pu recopier en l’enluminant la page Wikipedia consacrée à l’auteur, ou paraphraser la belle biographie qu’Emmanuel Carrère a consacré à Philip K.Dick, ou encore m’appuyer sur la conséquente Monographie que préparent les éditions ActuSF…mais j’ai préféré laissé parler mon coeur. Il y a des centaines de choses à dire sur Phil Dick, c’est un auteur qui avait une imagination débordante, et qui a intimement lié ses délires personnels et ses peurs à son oeuvre. Il a fait de la SF à une époque où ce n’était vraiment pas glamour, écrit une cinquantaine de romans, plus d’une centaine de nouvelles, la bibliographie de Philip K. Dick est bien dense. Je ne recommande pas forcément la lecture de la biographie de Carrère, bien que je l’adore. L’auteur construit sa narration sur une comparaison entre la vie de Dick et ses romans phares et ce faisant, spoile atrocement toutes les intrigues. Alors certes, ce n’est pas forcément la chute qui fait le roman (surtout chez Dick qui était plus doué pour créer des situation que pour finir ses histoires), mais c’est quand même un peu pénible….
Pour bien commencer avec Philip K Dick, il vaut mieux attaquer par ses nouvelles. Il y a de l’excellent. Bien sûr, je suis fan, je trouve que tout est excellent, mais certains romans sont très difficiles d’accès et pourraient rebuter le néophyte alors qu’ils recèlent des trésors de créativité : Coulez mes larmes dit le policier, le Dieu venu du Centaure, Ubik…pas facile de prime abord.
Comme écrit Carrère, « Il faisait partie des gens qui cherchent une signification à ce qui n’en a peut-être pas ».

Et je laisse les mots de la fin à Philip…

« Je pense que l’on peut éprouver effectivement de l’amour, peut être simplement une sorte d’amour, pour un auteur quand on entre en contact avec lui par le truchement d’un livre. Mais il ne le saura jamais.Surtout s’il est mort. Pourtant il se peut que quelque chose lui survive, que l’on aime à travers l’ouvrage.(…) c’est ce qui pourrait arriver de plus extraordinaire à un être humain. Continuer de vivre au dela de la mort dans un livre et être un jour aimé d’une façon ou d’une autre par quelqu’un qui le lira. »

Philip K. Dick / Coulez mes larmes, dit le policier

Cette citation est extraite du beau site Dickien.fr

1 Comment

  • JP
    JP

    Excellent article, bravo! Toutefois, je ne pense pas que l’on puisse établir une filiation Dick/Body snatchers. Le roman de Finney paraît en feuilleton au long de l’année 1954, la nouvelle de Dick en décembre (et le film de Siegel en 56). Pour le coup, s’il y a eu influence, c’est dans le sens Finney/Dick… à moins que dans un univers parallèle…

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