Si l’on doit ne choisir qu’une seule fonction à l’art, c’est celle d’exacerber nos émotions. Et notamment celles que l’on ne peut aisément exprimer dans la vie de tous les jours. Parmi ces sentiments refoulés, il y a la colère. Depuis la nuit des temps, l’homme est en colère et, par capillarité, l’artiste aussi. Celle-ci est exprimée de différentes manières. Elle s’élève contre une multitude de concepts, de dogmes, de politiques, de philosophies ou même de personnalités. Elle est en nous, elle gronde, elle grandit et quand enfin elle explose, pour peu qu’elle soit associée au talent, cela donne des chefs-d’œuvre. En voici quelques-uns.
« La colère, ça fait vivre. Quand t’es plus en colère, t’es foutu. »
Richard Bohringer
La colère dans la musique
Verdi, Beethoven ou encore Prokofiev excellaient dans l’art de mettre en musique leurs colères. Nul leur était besoin d’un texte pour nous transmettre les émotions qui les traversaient. Des années plus tard, on assiste au phénomène inverse, avec la rébellion des banlieues américaines, à Los Angeles notamment. Un beat primitif qui tourne en boucle pour mettre en avant des paroles assassines et le mythique « Fuck Tha Police » de NWA vient nous gifler bien comme il faut, en 1988.
A peu près dans le même temps, en France, Bérurier Noir dans un style différent, mais finalement pas tant que ça, vomissent leur rage salutaire dans un « Vive le feu » immortel. Mais pour moi, le paroxysme de la colère est atteint par Rage against the Machine en 1991 dans un morceau qui reste dans le top 3 de ce que j’ai écouté de meilleur dans ma vie : « Killing in the name ». Ce pamphlet crié à la face des puissants traverse les âges et les modes sans prendre la moindre ride.
La colère dans la littérature
On pourrait remonter très loin dans le temps pour évoquer la colère dans la littérature. Il n’est pas exagéré de dire que c’est même un moteur majeur à l’écriture. Les grands penseurs antiques ont développé leurs philosophies autour de leur violente envie de voir la société changer. 20 siècles plus tard, Louis-Ferdinand Céline accouchait d’un roman reconnu comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature française : « Voyage au bout de la nuit ». Ce livre est un hymne à l’antinationalisme, l’anticolonialisme, l’anticapitalisme, voire à l’anarchisme. Une critique de la guerre bien entendu, mais surtout de la lâcheté de l’homme en général.
En 2010, c’est au tour de Stéphane Hessel de serrer les poings dans le fameux « Indignez-vous ». Il y dénonce les inégalités sociales, le capitalisme étouffant, ainsi que la situation révoltante dans la Bande de Gaza. Si je dois bien reconnaître un côté un peu facile dans les bons sentiments exprimés par Hessel dans cet essai, il n’empêche que les vérités sont dites et que la colère n’est pas surjouée.
Edouard Louis, écrivain écorché vif et engagé, publie en 2018 « Qui a tué mon père ». La relation qu’il entretien avec son paternel est la toile de fond du récit. Mais à travers ces instants de vie, c’est une violente révolte que l’on sent poindre contre les élites et les politiques, dont les décisions impactent la vie des gens les plus démunis en leur enfonçant toujours un peu plus la tête sous l’eau.
La colère dans le cinéma
S’il est un film où la colère transpire de la première à la dernière minute, c’est sans nul doute « Orange Mécanique » (1971) de Stanley Kubrick. Et c’est lui qui en parle le mieux : « Mon film est une satire sociale traitant de la question de savoir si la psychologie comportementale et le conditionnement psychologique sont de nouvelles armes dangereuses pouvant être utilisées par un gouvernement totalitaire qui chercherait à imposer un vaste contrôle sur ses citoyens et en faire à peine plus que des robots. »
« Apocalypse Now » (1979) de Francis Ford Coppola est une critique virulente de la guerre du Vietnam, et de la classe dirigeante américaine qui envoya sa jeunesse à l’abattoir et aux confins de la folie. « Ce n’est pas un film sur le Viêt Nam, c’est le Viêt Nam. Et la façon dont nous avons réalisé « Apocalypse Now » ressemble à ce qu’étaient les Américains au Viêt Nam. Nous étions dans la jungle, nous étions trop nombreux, nous avions trop d’argent, trop de matériel et petit à petit, nous sommes devenus fous ».
Et que dire de « La Haine » (1995) de Mathieu Kassovitz ? Le réalisateur dénonce, dans son style toujours très brut de décoffrage et sans détour, l’explosion des banlieues délaissées par nos gouvernants, ainsi que les violences policières. Un film culte qui aura marqué toute une génération et qui aura ouvert les yeux, de manière assez brutale, d’une grande partie de la population française peu au fait du sujet.
« Les grandes douleurs sont muettes, les petites colères sont une source incomparable de solidarité. »
Jean Dion
La colère dans la peinture
Pour des raisons évidentes de droits d’auteur, il m’est impossible de vous proposer une représentation des tableaux évoqués ci-après. Je compte donc sur votre curiosité pour aller les trouver ailleurs.
Colère refoulée de Frédéric Dréan est une œuvre qui se passerait presque de commentaire. La colère jaillit du visage par vagues de sang et volutes de fumée. Le trait même du pinceau traduit l’ire de l’artiste.
Femme en colère d’Emmanuelle Boisgard représente toute la fureur féminine trop longtemps contenue. On suppose également une colère de l’Afrique opprimée dans ce tableau d’une artiste, qui célèbre depuis toujours les différentes ethnies mondiales.
L’espoir dans la colère de Kasia Zaro est un portrait très picassien d’une manifestante aux seins nus. Les traits grossiers et la dominance des couleurs criardes témoignent, là encore, de l’esprit de révolte de l’artiste elle-même.
« La colère n’est qu’une course vers la justice »
Marie Gagnier
Evidemment, cet inventaire est très loin d’être exhaustif. Il m’aurait fallu bien plus qu’une chronique pour former l’éventail des œuvres exprimant la colère dans l’Histoire des Arts. D’ailleurs, si j’avais écrit ce papier il y a 10 ans, mes choix auraient certainement été différents. Quand bien même l’aurais-je fait il y a 10 jours, d’autres exemples se seraient imposés. « Choisir c’est renoncer » affirmait André Gide, et je compte sur vous pour exprimer quelles auraient été vos prédilections dans les commentaires en marge de cet article. Toujours est-il que je pense que la colère est salutaire et que, sans elle, aucun progrès sociétal et humain n’est possible. Alors soyez curieux, ouvrez-vous aux arts, ne suivez pas systématiquement la voie que l’on vous indique mais perdez vous sur les chemins de traverse de la culture française et internationale. On s’y croisera certainement.