Eloge des périphéries // La Péninsule Nord

Tout au Nord des Etats-Unis, l’état du Michigan est coupé en deux par le lac Michigan. La partie nord, dite Upper Michigan on Péninsule Nord est une terre plate, sauvage, recouverte de végétation dense. Des descendants de bûcherons scandinaves y cohabitent avec des indiens. C’est une terre impitoyable et envoûtante et c’est surtout la patrie de Jim Harrison.

Longtemps j’ai voulu faire un papier sur l’écrivain mais je ne savais pas par quel bout le prendre, il faut que le grand homme nous tire sa révérence pour que je me décide à lui consacrer une chronique. Je n’ai pas tout lu, je n’ai pas aimé tout ce que j’ai lu, mais j’ai adoré tout ce qui se passe dans ce désert lointain qu’est la péninsule Nord. “Sorcier”, “Retour en Terre”, “De Marquette à Vera Cruz”, “Nord Michigan”, les aventures de Chien Brun, ce double littéraire de l’écrivain, indien sang mêlé, rebelle sans attaches ni d’autres possessions qu’une vieille peau d’ours, que Jim Harrison convoquait dans ses recueils de novelas.

Pour illustrer mon propos, je vous ai tiré une version Google Earth de la carte de la péninsule…on n’y voit que du vert l’été et que du blanc l’hiver. C’est le bout du monde, le cul du loup, un sauvage désert pour les âmes fortes.

péninsule nord

“Delmore avait expliqué que, depuis le 11 septembre, les Américains avaient tout fait pour rendre leurs frontières hermétiques, mais celle du Canada, longue de cinq mille kilomètres, était très difficile à surveiller en permanence. Delmore se vantait de pouvoir conduire un troupeau d’éléphants depuis le Canada jusque dans le Minnesota sans se faire remarquer, certes des terroristes pouvaient parfaitement traverser le Lac Supérieur vers la péninsule nord, mais Delmore se demandait ce qu’ils pourraient bien trouver intéressant à faire sauter. Chien Brun ne voulait pas entendre parler de ce genre d’éventualité. Il savait peu de choses mais était doué d’une imagination fertile: la volonté de massacrer des milliers d’innocents le dépassait complètement, elle faisait partie de ces immenses points d’interrogation que la vie nous propose avec une générosité apparement illimitée.” (L’été où il faillit mourir)

“Tout en me baignant dans un trou d’eau, j’ai vu un aigle doré pourchasser une grue des sables. Les deux volatiles sont passés au-dessus d’une colline avant que je ne puisse voir lequel l’a emporté. L’eau vive plaçait notre caractère mortel dans la meilleure lumière possible.” (De Marquette à Vera Cruz)

“Nous devons apprendre à accepter nos pertes”, assena Gretchen d’une voix pâteuse.
Une bouteille de whisky canadien était posée sur la table de la cuisine et elle portait un peignoir violet mal fermé que Chien Brun trouva printanier. Une fois n’est pas coutume, il n’avait pas la moindre envie de boire. Il avait descendu beaucoup moins de verres de vin que Bob au déjeuner, mais assez cependant pour éviter la “double casquette”, une expression de la péninsule Nord qui désignait deux cuites dans la même journée.” (L’été où il faillit mourir)

“Lorsqu’il n’était encore qu’un écolier, il avait assiégé son père pour obtenir des bottes de cow-boy, et celui ci s’en était sorti en disant à son fils que les cow-boy sont des gens qui font l’amour avec les moutons. Du coup, Sorcier avait renoncé aux bottes. A présent,en roulant sur la route qui menait à Sault-Sainte-Marie, il se disait qu’il s’était fait avoir. Il éprouva une pointe de colère qu’il noya dans une longue gorgée d’alcool. Qu’est ce que les parents ne raconteraient pas à leurs enfants pour économiser quelques dollars !” (Sorcier)

“Quand je suis monté dans mon pick_up après avoir à contrecoeur serré mon père contre moi, j’ai pensé que tout comme les Européens, nous autres Américains avions développé une aristocratie dont le prestige de chacun de ses membres dépendait du temps passé à ignorer le restant de la race humaine grâce à l’argent.” (De Marquette à Vera Cruz)

“Au cours de son existence passée dans les bois, Chien Brun avait vu trois oiseaux différents – un corbeau, un faucon à queue rouge et une humble grive – tomber raides morts de leurs perchoirs respectifs et une autre fois, alors quil pillait illégalement une épave dans le lac Supérieur à une profondeur d’une centaine de pieds, une très grosse truite de lac choisit ce moment pour se laisser choir lentement, toute tremblante et sans vie, vers le fond du lac. L’espace d’un instant, il fut tenté d’aller l’y ramasser et de la glisser dans son sac de plongée avec quelques accessoires en cuivre prélevés sur le bateau coulé, mais il pensa aussitôt que ce poisson venait de mourir en paix et que ce ne serait pas bien de le faire griller, de l’arroser de sauce piquante pour finir par le transformer en étron.” (En route vers l’Ouest)

“Plusieurs années auparavant, Bob et moi avions rencontré quelques touristes assez mignonnes au bar, et nous étions allés dans leur chambre de motel pour sniffer un peu de cocaïne et boire du whisky. Je me sentais surexcité, mais rien à faire pour bander, si bien que je m’étais rabattu sur le whisky. Claquer cent dollars pour bander mou, voilà qui me dépasse.” (la femme aux lucioles)

“Vous vous demandez peut-être quel rapport il y a entre le fait d’écouter des morceaux de Miles Davis à minuit dans un club de jazz parisien et le restant de mon récit, mais cette question vient de nos efforts stériles pour trouver une cohérence artificielle à nos existences. J’espérais bien me diriger ailleurs.” (En route vers l’Ouest)

“Glacé jusqu’aux os et épuisé, j’ai rejoint ma chambre de motel, j’ai installé un fauteuil près de la fenêtre, puis je me suis endormi en regardant la blancheur effrayante du monde. Il s’agissait de toute évidence d’une toile vierge sur laquelle on pouvait peindre son existence si l’envie vous en prenait. Juste avant de sombrer, je me suis imaginé assis à la fenêtre du chalet et j’ai peint ce qui l’intérieur de ce qui serait mon chalet, y compris la fenêtre de devant d’où les seules choses visibles était le lac Supérieur et la ligne d’horizon, mais me tracassait cette idée de Fred selon laquelle en tant que chrétien putatif je devais apprendre à fonctionner dans le monde avant d’avoir le droit de m’en absenter.” (De Marquette à Vera Cruz)

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