Le ventre de Paris c’est, au propre comme au figuré, le quartier des Halles. Jusqu’à l’année 1969 et leur expatriation à Rungis, c’est en effet au cœur de Paris, dans l’un des plus anciens quartiers de la capitale, que se trouvaient les halles centrales, le marché alimentaire de Paris. Le troisième roman de la saga de Zola est une plongée sans concession dans le ventre, au propre comme au figuré.
La destruction des Halles Baltard en 1971 et l’érection de l’immonde Forum des Halles est un choix qui ressemble à son époque. Si aujourd’hui on aime la rénovation, la réhabilitation et les vieilles pierres, les années 1970 étaient plutôt celles des idées neuves…et le vieux dinosaure du centre de Paris devait disparaître pour laisser place à une cathédrale de lumière. Le patriarche avait bien rempli son rôle en hébergeant pendant plus de cent ans le marché central de Paris. Son déplacement en grande banlieue répondait à des questions de logistique mais aussi d’hygiène…et puis, à l’ère de la grande distribution, le marché central n’était plus the place to be pour la ménagère de moins de cinquante ans.
Le Lieu
Comme dans une tragédie, le ventre de Paris se déroule dans un lieu unique, le quartier des Halles. A part une petite incursion rurale, le temps d’un samedi à la campagne, l’action est concentrée sur ce fameux ventre de Paris, correspondant aux Halles et aux rues adjacentes. La charcuterie des Quenu-Gradelle est située à l’angle de la rue Rambuteau, face au marché aux Poissons. Le lecteur a bien vite faite de construire un plan mental des lieux. Et si ce n’est pas le cas, il peut toujours se référer au plan de Paris puisqu’autour du « trou des halles », entre la fontaine des Innocents, l’église Saint Eustache et la bourse du commerce, le quartier n’a pas changé et la plupart des rues ont conservé leur nom. Sur le quartier et son histoire, je vous recommande le très beau webreportage Le destin des Halles qui compile des archives video de l’Ina relatives au quartier et à son évolution entre 1950 et 2010.
Les personnages
Les membres de la famille des Rougon-Macquart ne jouent pas un rôle essentiel dans le roman : Lisa Macquart, la sœur de Gervaise (l’Assommoir), mariée à un nommé Quenu, y est une charcutière ; on voit aussi apparaître sa fille, Pauline Quenu, qui sera l’héroïne de La Joie de vivre, et surtout Claude Lantier, son neveu, jeune peintre, futur héros du roman l’Œuvre.
Pour la première fois, le héros de l’histoire s’appelle Florent, c’est le demi-frère du fameux Quenu. Arrêté par erreur durant le coup d’Etat de décembre 1851, il a passé dix ans au bagne de Cayenne dont il vient de s’échapper. Il est recueilli chez son demi-frère et trouve un poste d’inspecteur au pavillon de la marée. Ecorché vif, romanesque, un peu trop intelligent et raide, Florent est surtout un maigre au pays des gras. Car c’est de cela qu’il est question dans le ventre. La bataille entre les gras et les maigres…
Le contexte historique
Le ventre de Paris se déroule sur une courte période, entre 1858 et 1859. Le roman coïncide avec la Curée, auquel il répond, même si les protagonistes, n’évoluant pas dans le même monde, ne se croisent jamais. C’est une période assez faste et optimiste où tout est encore permis, sauf bien sur la révolte et le complot contre l’Etat, qui sont sévèrement réprimés. Toute aspiration à une émancipation de la masse ouvrière est surveillée comme du lait sur le feu, car les fantômes des révoltes et émeutes du passé sont encore dans tous les esprits.
Cependant, le véritable combat, c’est celui des gros et des maigres. Dans un pays où tout le monde ne mange pas à sa faim, la maigreur est suspecte, elle signale le pauvre, le vagabond, le mécréant et donc le danger. On se méfie du maigre. Les maigres, c’est comme ce que notre Président Normal appelle les sans-dents… si vous voyez ce que je veux dire. Toute la construction narrative repose sur cet antagonisme.
Tout est en place, le rideau se lève sur…
Fraîchement échappé du bagne, Florent arrive à Paris et se réfugie chez son demi-frère, Quenu. Le bagnard cache bien entendu son secret à la famille de Quenu et à tout l’entourage mais c’est un personnage qui jure dans le tableau. Il est aussi maigre, jaune et hâve que Quenu et la belle Lisa sont gras et blancs. On trouve à Florent un emploi d’inspecteur au pavillon de la marée où il cotoie et séduit, bien malgré lui, la Belle Normande, rivale poissonnière de la belle Lisa….ce qui n’arrange pas vraiment ses affaires auprès de sa belle-sœur. Les petits complots de comptoir, la peur de devoir partager, la défiance et les cancans rythment le roman, mais tout ceci n’est que broutille et vie de quartier….car le vrai problème est ailleurs. Le principal défaut de Florent c’est son éducation. Le forçat a des idées, et même des idées subversives. Ses anciens démons de complot et de révolte ouvrière le taraudent. Même si son arrestation sur les barricades relève du hasard, Florent est persuadé qu’il a un rôle à jouer pour émanciper l’ouvrier et rendre le pouvoir au peuple, si possible dans le sang. Le brave garçon se met à comploter avec d’autres paumés. Il échafaude toute une insurrection qu’il décrit fiévreusement dans un cahier d’écolier et qui n’existe malheureusement que dans sa petite tête jaune. Il entraine un temps Quenu dans son fantasme, mais la belle et pragmatique Lisa évente le complot et va dénoncer Florent à la police. Le rêve meurt dans l’œuf et Florent est renvoyé au bagne….victoire des gras sur les maigres…
Florent annonce Etienne Lantier (qu’on rencontrera dans Germinal). Les deux personnages font preuve de la même candeur, de la même naïveté politique qui les mène à leur perte. Rêvant de grands soirs, de barricades et de pouvoir pris de force, dans le sang et la fumée, ils ne rencontreront que déception, bottage de cul et retour à la case départ. Car dans les Halles, on veut gagner sa croûte, faire prospérer les affaires, bien élever ses enfants dans l’opulence et le gras, mais on ne veut surtout pas faire de vagues, ou risquer de mettre en péril son petit confort pour une vague histoire de révolte. Un révolte, à quoi bon ? Et de toute façon, une révolte, c’est mauvais pour les affaires, laissons la politique à ces messieurs en redingote et concentrons-nous sur nos jambons.
La cerise sur le gâteau
La veillée dans la cuisine des Quenu-Gradelle, le soir de la préparation du boudin, quand tout le monde s’observe tandis que le bon Quenu fait sa popote. Toutes les scènes de la charcuterie donneraient l’eau à la bouche si les charcutiers n’étaient pas aussi vils et méprisables (mais on est chez Zola, les gentils, ça n’existe pas ici).
La scène où la belle Lisa va dénoncer son comploteur de beau-frère à la police est assez délectable, dans le genre « je ne dénonce pas, mais… »
Garage Clown
Ça donne envie…