Môbius c’est le nom du nouveau bébé sur pellicule d’ Éric Rochant, sorti en février 2013. Un titre en forme de métaphore mathématique qui place la barre assez haut question scénario – pas question de se louper quand on annonce du twist aussi effrontément dès la première approche. Pour moi qui ne connaissait pas Rochant, c’était un peu comme promettre à une inconnue la lune au premier baiser…un gros risque, quoi.
Et puis le film commence, l’histoire se met en place ; on découvre les choses petit à petit, on reconnaît des gens (Wendell Pierce, Tim Roth…), on apprécie des petits détails (la chanson d’Arcade Fire dans le bar de l’Apocalypse). Les protagonistes sont nombreux ; équipes de surveillance du FSB, de la CIA croisent traders, banquiers d’affaires et gardes du corps dans une espèce de ballet (russe, bien entendu) autour duquel l’intrigue touffue se noue et se démêle comme le ressac sur ce bout de méditerranée cosmopolite : Monaco.
L’intrigue, justement : à priori simple, sur fond de lutte de pouvoir entre oligarques et hommes d’affaires dans la Russie contemporaine, délocalisée dans la Principauté monégasque. En fait, bien plus complexe, au fur et à mesure que de nouveaux joueurs rejoignent la partie ; et bientôt tout dérape, à l’image de Gregory Lioubov (Jean Dujardin) qui s’égare dans les bras d’un ‘Boris’ qui n’est pas son adjoint moscovite mais bien la poupée blonde qu’il manipule ; et qui refuse d’en sortir. Leur corps se nouent, l’intrigue aussi. Ce sont les plus vieux ressorts romanesques du monde qui jouent, se tendent et cassent dans cette histoire d’amour et de mensonge coupable ; autant de choses qui nous rendent la suite tellement prévisible et, pourtant, pas tout à fait. Parce que, dans cette chute qui entraîne les amants maudits d’Eric Rochant vers l’inexorable, il y a sans cesse des obstacles, comme un rappel à la réalité : des rebonds qui les éloignent ou les rapprochent comme les billes, jaune et rouge, d’un billard à 3 bandes. Avec, à la clef, la hantise de la faute – et la sortie de table, sans appel.
Les acteurs de cette pièce : un étonnant Jean Dujardin, qui endosse un rôle d’espion aux antipodes de celui, volontairement ridicule, qu’on lui connaissait ; loin aussi des personnages baratineurs et geignards d’un certain cinéma français que d’ordinaire je boude. Il offre ici un jeu tout en maîtrise et sobriété – la vodka, ça ne compte pas, bien évidemment. C’est sans doute pour ça qu’on y croit, à son personnage de jeune loup muselé par une bureaucratie au moins aussi sauvage que lui mais (ô combien !) plus froide.
Intéressante Cécile de France, en trader de talent qui manie les marchés comme un Madoff sexy, sans le moindre petit remord. Rien ne l’ébranle sur son terrain, les banques d’investissement ; mais face au stress supplémentaire de son job d’espion, Alice réagit par un retour de naïveté qui semble la transformer en petite fille perdue, vulnérable au premier qui l’approche avec un air d’innocence, même feinte. Ce personnage, elle le joue sans génie mais humblement, sans cet insupportable cabotinage à la mode qui vous ruine un film ; avec quelques touches de vérité plutôt convaincantes qui emportent l’ensemble.
Intéressants aussi, les multiples personnages, parfois inattendus, qui tissent au second plan la réelle toile du tableau. Ces petites araignées consciencieuses, ce sont Tim Roth, bien sûr, dans un rôle de banquier russe ultra-occidentalisé manifestement taillé pour lui ; c’est aussi Wendell Pierce, qu’on a vu dans The Wire et qu’on retrouve ici dans un petit rôle sympathique. Et puis Emilie Dequenne, et les autres, la bise à tout le personnel, parce que j’ai marché à fond jusqu’au bout.
Mention particulière au réalisateur, qui est aussi le scénariste ; il parvient à proposer un film psychologique mais pas trop, rythmé de scènes d’action inventives et dignes des ténors du genre (l’excellente scène de l’ascenseur, ou celle où Rostovski emmène Alice pour la tester avant de lui confier le job) ; il nous offre même des passages d’anthologie, comme ce twist final promis, attendu, dans un restaurant. Moment génialement mis en scène, où les regards plus mortels qu’une balle, et nettement plus profonds, se croisent comme autant de lignes de tir. Plus profonds, plus subtils, plus douloureux aussi, car Rochant ne fait pas que jouer avec les émotions des personnages : il nous en procure, et on dit merci.
La bande-annonce, plutôt réussie aussi :
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