Putain de vendredi 13

Aujourd’hui, j’ai passé ce vendredi 13 à pleurer.

D’abord, j’ai entendu mon réveil, donc j’ai pleuré intérieurement. Puis la douche avait un problème, alors j’ai dû me laver à l’ancienne, au lavabo, le strict nécessaire. J’ai versé une larmichette de désappointement. Ensuite, j’ai sangloté devant une assistante sociale à qui j’ai raconté mes emmerdes. J’ai pleuré tout en perdant des amies, qui m’en veulent à cause de ces mêmes emmerdes. J’ai chouiné pendant trois heures sur un banc auprès d’une totale inconnue devenue rencontre précieuse, à parler de la vie, de ma vie, de sa vie. Du but de tout ça. Puis je suis rentrée chez les amis qui m’hébergent durant cette période sombre qu’est 2015. J’ai encore chialé en leur racontant ma journée. En fin de soirée, j’ai pu profiter de mon amie, à boire et fumer, en écoutant toutes sortes de chansons, discutant de nos objectifs, de nos choix, de nos devoirs, de choses qui ont du sens, de choses profondes, philosophiques, métaphysiques. La soirée s’est conclue sur une réflexion assez élaborée mais de bon augure, suivie d’un « bonne nuit ».

“Laura ?”

L’appel m’a d’abord paru enjoué, depuis le salon. Détendue, je me suis dirigée vers la chambre de mon amie. Nous avions toutes deux la main sur la poignée, qui s’est ouverte à la volée.

“Tu sais, tous les trucs de signalements de sécurité qu’on comprenait pas sur Facebook ? Ben c’était des attaques terroristes à Paris, toute la soirée…”.

J’ai balayé rapidement des yeux les gros titres sur l’écran de son smartphone.

Une centaine de morts. Au moins 120 morts. 200 blessés, dont 80 dans un état grave. Stade de France. Bataclan. Fusillade. Prise d’otage.

Les pleurs. Encore. Les nombres. Écrasants.

Je pensais que cette journée remplie de désespoir finirait tout de même sur une note contraire, après l’épisode de l’inconnue du banc. Je pensais être redevenue légère. Et puis tout est retombé, encore plus bas qu’avant. Trop de questions. Trop de morts. Trop. Dans quelles circonstances. Pourquoi. Et les gens que je connais qui vivent à Paris, que font-ils en ce moment. Pour quelle putain de raison, bordel. À quoi ça sert. Pourquoi personne ne veut entendre qu’on est tous voués à mourir de toute façon. Pourquoi je me sens si conne d’avoir passé une soirée insouciante, loin du monde et de ce qu’il s’y passe réellement, à philosopher grassement, remplie de bière et de fumée. Pourquoi mes emmerdes existentielles et mes soucis du quotidien me paraissent si vides à côté de ce qui vient de faire imploser encore une fois mon cerveau cette année. Tout est si vain. Si froid. Si sombre.

J’ai pleuré en pensant à ceux qui sont partis ce soir et qui n’avaient rien demandé à personne. Qui étaient juste là pour tenter de profiter de la vie, aussi courte soit-elle. Aux blessés qui n’ont pas compris ce qui leur arrivait. À ceux qui sont entre la vie et la mort, en suspens. À ceux qui n’ont rien eu mais qui ont entendu les pleurs, les cris, la panique. J’ai pleuré en pensant aux familles. À ceux qui apprenaient ça, de toutes les manières, dans toutes les situations possibles. À ceux qui s’inquiétaient pour un des leurs. À ceux qui s’en foutaient. À ceux qui s’en réjouissaient, aussi. Ceux-là sont nombreux et de tous les bords. Ils ne sont que le miroitement incessamment changeant des reflets d’un même miroir. Différents et pourtant motivés par un mépris identique, et une ignorance profonde. Ceux-là font froid dans le dos.

J’ai pleuré en songeant à nouveau à Charlie. Ce matin-là, j’étais à la fac, dans le froid d’un couloir, en train de discuter avec des copines. Et puis, magie de la technologie aidant, nous avons su. Je me souviens de la vague, du frisson qui s’est levé dans les couloirs, ce jour. Le choc. Les larmes. Les discours haineux, aussi. Les réactions à chaud que mon oreille captait ici et là… “Ok c’en est trop, moi c’est bon, je vote FN, chacun sa gueule” ; « Il va falloir beaucoup de solidarité là… ». Tout et son contraire. J’étais pétrifiée, en colère, frustrée. De réaliser encore une fois qu’avec toutes les connaissances, les théories accumulées aujourd’hui, toute la pensée forgée au fil de nos progrès, on continue de s’entre-tuer, comme des cons. De constater que certains mecs n’ont toujours pas compris que tuer des innocents ne résoudra pas les problèmes de toutes nos sociétés et les dysfonctionnements de ce monde. De comprendre une nouvelle fois que toute religion a différents extrêmes, opposés mais similaires, source de tonnes d’emmerdements, mais aussi de sérénité, d’espoir et d’élévation. De voir, en un glissement de doigts sur un écran, la peur et l’effroi se transformer en une violence des mots, en des représailles par la pensée, en une incompréhension motivée par la peur et par la désinformation. Le soir venu, j’ai pleuré. Car j’ai pensé à ceux, aux innocents qui le lendemain ou le jour même, porteraient le fardeau du désir de vengeance primaire, aveugle, profondément arbitraire et injuste, verbal comme physique. J’ai pensé à celles qui, voilées, croyantes, non-blanches, seraient agressées, violées, battues, à cause d’une religion, d’une apparence.

Et j’y repense ce soir. Et je pleure, encore et toujours. Si l’après-Charlie a pu déchaîner toute cette haine et cette violence passée sous silence, à quoi ressemblera mon pays demain, mon monde déjà en crise, après tous ces morts, trop de morts ?
J’ai intérêt à pleurer. J’ai intérêt à ce que ça me touche. J’ai des raisons de m’inquiéter. J’ai le droit d’être pessimiste, plus que les autres jours. Je ne peux m’empêcher de penser que tout ça est tellement voué à l’échec. Que nous sommes voués à l’échec, à la mort, inévitablement. Que nous ne faisons que nous leurrer et que nous filons droit vers l’auto-destruction, autant humaine qu’écologique.

Je pleure parce que j’en ai marre de cette société de merde. J’en ai marre de ce qu’on est en train de se faire, de ce qu’on fait même depuis des millénaires. Je sais bien que la violence est en nous, et partout, et qu’on s’y habitue à des degrés différents, qu’on y soit confronté de près ou de loin. Mais je m’y ferai jamais. À ceux qui disent “On n’est plus en sécurité de nos jours, vous savez”, je réponds “On ne l’a jamais été, n’importe qui dans le passé pouvait se faire tuer pour 3 sous par des bandits de grands chemins”. On est tous coupables. On fait tous de la merde. Tous, à différentes échelles. Tous, tous, tous. Même si on est gentil.le, honnête, qu’on dépasse jamais les limites fixées par la société, par les normes, par les lois, par la culture, par la morale, par la religion, par soi-même. On participe. On participe à un truc plus grand, qui nous dépasse, et qui court à sa perte.

Le problème avec nous, c’est qu’on finit toujours par créer ce qui nous effraie le plus, consciemment ou non. Nous sommes ces enfants tremblant de peur qui se cachent le visage de leur mains, avec pourtant les doigts et les yeux bien ouverts. Mais le truc, c’est qu’on a cette possibilité de garder les yeux ouverts. On peut pas vraiment s’en empêcher, en fait. On veut, on peut comprendre des choses. On peut se remettre en question. Il est encore temps, même s’il y a ce fatalisme dans l’air, qui nous englue, nous étouffe et nous donne l’impression d’être impuissants. Il est encore temps de se bouger. De réfléchir plus, et mieux. De proposer des idées, de changer des choses. De tendre la main.

Il est bientôt 7h, c’est déjà samedi, j’écris sous l’impulsion du moment et sans avoir dormi, dans un silence total et encore très glaçant. Je ne donne pas de leçons. Je constate, je ressens, seulement. Je fais ce que je peux au quotidien pour être une personne meilleure. J’aimerais donner plus. Je veux donner, faire plus. J’ai immédiatement eu la compulsion d’écrire pour évacuer tout ce que j’ai ressenti à ce moment, ce que je ressens encore. Pour l’instant, c’est tout ce que je peux faire. J’admire et j’aime profondément les gens qui hébergent, aident de quelque manière que ce soit ceux qui sont en détresse ce soir à Paris. Ceux qui militent, se battent, pensent, proposent, se remettent en question, agissent dans la vraie vie comme sur Internet, en France et n’importe où dans le monde. Ceux qui veulent que le mot “progrès” retrouve son sens, un sens le plus positif et universel possible. Je sais que ça existe. La vie me le prouve. Même si c’est un bordel constant. Même si en ce moment même mes larmes semblent infatigables et qu’il reste tellement, tellement de choses à combattre, je veux croire que tout ça vaudra la peine un jour. Profondément.

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