Zantrop, ily a quelques jours, a signé dans ces colonnes un beau papier sur le roman La Maison des feuilles, véritable OLNI, qui m’avait filé une bonne claque il y a vingt ans. Le genre d’oeuvre qui aussi ardue soit-elle a le mérite de bouleverser les codes, d’expérimenter, de jouer avec sa matière autant qu’avec nos nerfs. Il est en de même avec Beau Is Afraid.
Avertissement : si vous vous apprêtez à voir ce film, quelques petites mises en garde s’imposent. Il ne s’agit pas d’une œuvre à mâter tranquillou le dimanche soir pour se détendre, on n’est pas dans l’easy-watching. Non, vous allez embarquer pour un long voyage (trois heures) inconfortable, un peu comme trajet en train, bondé, dans lequel il n’y a plus de place assise, des enfants qui pleurent, vos valises ne sont pas à portée de vue, des gens chelous, chaleur… stress.
Voilà ce qu’on ressent en visionnant le troisième long-métrage d’Ari Aster, un des nouveaux champions de « l’elevated horror », terme à la mode pour désigner des films d’horreur d’auteurs, autant cérébraux que sanguinolents. Cependant, ici, pas de créature effrayante, c’est le film lui-même le véritable monstre.
Alors à quoi bon me direz-vous ? C’est que le voyage, aussi malaisant soit-il en vaut la peine. Il vous marquera et ne rejoindra certainement pas la cohorte de films jetables qui sombrent aussitôt vus dans l’abîme de l’oubli.
Si vous avez vu Hérédité et surtout Midsommar, le précédent long-métrage d’Aster, vous avez déjà une petite idée de ce qui vous attend. Mais pas totalement. Beau Is Afraid est plus long, plus dérangé, plus malsain, et n’offre que peu de repères, de branches narratives auxquelles s’accrocher. C’est tout simplement une invitation à une odyssée hallucinée, freudienne, grotesque, dans l’esprit malade et paranoïaque de Beau/Aster. Lynchéen diront certains. Il y a effectivement du Lynch dans ce cauchemar visuel qui fait voler en éclats les codes narratifs. Joaquin Phoenix, dont cela restera un de ses plus grands rôles dans une filmo pourtant déjà extrêmement riche, campe Beau Wasserman, un personnage angoissé, écrasé par le monde qui l’entoure et davantage encore par sa mère castratrice (pour poursuivre le lien avec Lynch, le personnage de Beau n’est pas loin du Henry Spencer de Eraserhead) Il erre hébété et tout semble ligué contre lui pour l’empêcher de vivre ou simplement d’ éxécuter les tâches du quotidien les plus élémentaires. Complètement inadapté à la vie sociale il ne sait pas faire des choix, ni comment s’y prendre avec les gens qu’il voit comme des menaces à son intégrité physique et morale. Toute responsabilité le terrorise.
Il n’a comme béquilles que son psy et ses cachets. Il vit dans un petit appartement miteux dans un quartier malfamé qui fait passer le New York de Taxi Driver pour un gentil parc d’attractions.
Sa vie déjà peu confortable part complètement en couilles lorsqu’il apprend le décès de sa mère et qu’il doit rejoindre sa ville de naissance, car on l’y attend pour l’enterrement.
Et le périple de Beau de débuter non sans mal vous l’aurez deviné pour une destination finale aussi dangereuse que le trajet lui-même.
Le jeu de Joaquin Phoenix est impeccable, habité, il est quasiment de tous les plans durant les trois heures. On souffre et suffoque avec lui. La mise en scène de Aster est folle et maîtrisée à la fois, alternant filmage sobre et cru avec des scènes barrées, fantastiques et colorées. Vous y trouverez même un peu d’animation.
Si l’oeuvre est totalement azimutée est elle est tout de même construite en quatre actes assez distincts plus un épilogue qui contredit le sonnet « Heureux qui comme Ulysse .. » .
L’eau, omniprésente (le personnage principal s’appelle tout de même B/eau Wasserman ) est le fil conducteur du film, tantôt salvatrice, mais le plus souvent menaçante, métaphore de l’origine de la vie et de la mère.
Notons au passage, le petit bonus, figure au casting notre frenchie Denis Mélochet en vétéran psychopathe.
Beau Is Afraid ne saura peut-être pas vous séduire, mais il ne vous laissera assurément pas indifférent. Personnellement, j’ai hâte de découvrir la prochaine œuvre d’Ari Aster. Comment pourra-t-il aller plus loin ? Un retour à la raison est sans doute ce qu’il y a de plus envisageable… ou pas.
Le film est disponible depuis peu en DVD et en streaming sur la plateforme Canal +.