En début d’année est sorti Paradis Perdus, le premier tome de la nouvelle et faramineuse œuvre d’Éric-Emmanuel Schmitt intitulée La Traversée des temps. J’ai déjà eu ici l’occasion de vous parler de mon admiration pour le travail de cet auteur. Son érudition associée à la finesse de sa plume le place très haut dans mon classement des grands romanciers français. Et pour le coup, ce dernier livre me conforte allègrement dans cette idée.
Je suppose que, pour tout écrivain, il arrive un moment où il faut s’asseoir à son bureau et se poser les questions suivantes : qu’est-ce que je vais bien pouvoir écrire maintenant ? Quel sujet vais-je pouvoir aborder ? Éric-Emmanuel Schmitt, pour y répondre, n’y est pas allé avec le dos de la cuillère. Il s’est dit : « Tiens, si je racontais les 8000 dernières années de l’Histoire de l’humanité ! ». Un vaste programme n’est-il pas ?
« L’histoire de l’humanité devient de plus en plus une course entre l’éducation et la catastrophe. »
Herbert George Wells
En réalité, Schmitt rumine cet ouvrage depuis 30 ans. « C’est le projet de ma vie » a-t-il avoué récemment. La Traversée des temps sera découpée en 8 tomes. Paradis perdus est donc paru en février et La porte du ciel sortira en octobre. Pour les 6 autres volumes, ils ne sont pas encore écrits, donc il faudra patienter un peu. Car pour édifier une fresque historique de cette envergure, on se doute bien qu’il faut accumuler des recherches et des connaissances. Or, quand on connaît la méticulosité et la soif de transmettre d’Éric-Emmanuel Schmitt, on conçoit aisément que cela demande de la patience, même si l’on meurt d’envie de lire la suite.
Quand j’ai eu vent du projet de La Traversée des temps, j’ai immédiatement pensé à Sapiens, le chef-d’œuvre de Yuval Noah Harari, qui m’a littéralement scotché il y a quelques années. Mais à la lecture des Paradis Perdus, je me suis rendu compte que, si le fond est assez proche, la forme est radicalement différente. Quand Harari décrit l’Histoire de l’humanité dans un document purement scientifique et factuel, Schmitt nous transporte dans un roman, une fiction qui traverse les siècles. Une lecture rendue ainsi plus aisée, mais pas moins intéressante.
Ce premier tome nous présente Noam (le Noé de la bible), juste avant le déluge, à la fin du Néolithique. Ce personnage, le héros de la saga, est immortel (oui, l’écrivain est en quelque sorte un Dieu dans sa fiction et il fait ce qu’il veut, OK ?). C’est lui qui va nous prendre par la main et nous faire voyager dans le temps, au travers des âges. « Noam fait le lien entre le passé et le présent. Il va vivre au fil des tomes, des pharaons à la révolution industrielle. À chaque fois, ce sera une façon d’interroger l’histoire. »
« On peut envisager l’histoire de l’espèce humaine en gros comme la réalisation d’un plan caché de la nature. »
Emmanuel Kant
En conséquence de quoi, nous abordons la construction psychologique de Noam qui va nous accompagner pendant les 4500 pages de ce voyage initiatique au travers de notre Histoire : ses parents, sa naissance, son éducation, son émancipation, sa prise de pouvoir, ses victoires, ses échecs, sa sagesse, sa face sombre, tous les ressorts qui en feront cet être unique, l’homme le plus à même de nous guider dans notre passé commun.
Les bases sont ainsi posées. Éric-Emmanuel Schmitt nous invite à réfléchir aux leçons de l’Histoire. L’homme d’aujourd’hui est-il meilleur que ses ancêtres ? Le progrès nous fait-il avancer ? Quelles conclusions tirer de la balance entre ce que nous avons gagné et ce que nous avons perdu au fil des siècles ? Tout ce questionnement est finement amené dans un roman qui a tous les ingrédients d’une bonne série : l’amour, les drames, les rebondissements, la filiation, la trahison, la mort…
Au moment de clore ce premier volume, trois sentiments m’étreignent. D’abord, la déception de l’avoir si rapidement terminé et de devoir attendre aussi longtemps pour connaître la suite. Ensuite, la fascination de réaliser à quel point la période du déluge colle avec les problématiques actuelles, telles que les canicules, les inondations et les pandémies. Enfin ,la joie d’avoir consacré mon temps, autrement dit mon bien le plus précieux, à apprendre tout en me divertissant, sensation que seule la littérature (ou presque) peut apporter, encore aujourd’hui, au 21ème siècle.