Forcenés est une œuvre de littérature ultime, brillante et fascinante en forme de déclaration d’amour au cyclisme qui est mort.
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Sale temps pour le cyclisme en ce mois de mars 2024. Le deux, 130 coureurs sur 182 au départ abandonnent lors d’une course cycliste interclubs de Vinalopo (Espagne) en raison de l’annonce d’un contrôle antidopage sur la ligne d’arrivée. Le trois, on apprend le décès, à 96 ans, de Janine Anquetil, « la dame blonde », veuve du célèbre champion. Enfin le quatre paraissent dans la presse française des photos du nouveau casque aux allures futuristes de l’équipe Visma-Lease a Bike.
Oui c’est sûr, ça leur fait une grosse tête de con et on ne peut pas lire leurs émotions – à supposer qu’ils en aient encore – mais enfin : ça va leur faire gagner deux putains de centièmes au prochain contre-la-montre entre Sucy-en-Brie et Marne-la-Coquette, donc pourquoi pas.
Ces trois non-évènements qui n’ont rien à voir entre eux m’ont poussé à trouver une nouvelle fois refuge dans mon exemplaire de Forcenés.
Ici, l’auteur Philippe Bordas – écrivain, ancien chroniqueur à l’Équipe, modeste « cycliste de cinquième rang » – écrit un livre d’amour au cyclisme d’avant. Avant quoi, me diras-tu ? Grosso modo, avant les années quatre-vingt-dix, le dopage du sang, et les casques ridicules.
L’ouvrage est une ode à la gloire de ceux que Blondin avait surnommé « forçats du bitume », et auxquels Bordas accole l’adjectif « Forcenés ».
Selon la définition du Robert en ligne :
Forcené (Adj.) :
1- (vieux) Qui perd la raison.
2-Qui dépasse toute mesure. Une envie forcenée.
3-Animé d’une rage folle. Voir furieux.
4-Emporté par une folle ardeur. Voir acharné. Un travailleur forcené.
C’est qu’il en fallait une dose de folie furieuse pour se lancer dans une telle entreprise. (La folie en dose n’ayant, à l’heure actuelle, pas encore été formellement reconnue comme produit dopant sur la liste de l’UCI).
Mais lequel des deux est le plus forcené ? celui qui s’épuise sur un cycle, avalant des kilomètres de route par n’importe quel temps, par-delà la douleur physique, gravissant des sommets à la seule force des jambes, ou celui qui s’acharne à restituer de manière aussi fidèle que possible ces fabuleux exploits sur le papier ?
Philippe Bordas dresse le portrait de quelques héros sortis de son Panthéon personnel : les Pélissier, Coppi, Geminiani, Anquetil, et jusqu’à Bernard Hinault. Des durs, des costauds, des forces de la nature (des forces nées) qui en avaient dans le ventre, dotés d’une résistance à la douleur et d’un courage inouïs, et qui pédalaient sans peur avec des envies de revanche sur la vie.
Il dépeint l’art de grimper et celui de descendre. Décode le profil du sprinter. Décrit l’importance du bruit dans le vélo. Nous parle de sociologie, de la France périphérique défigurée par les zones commerciales et entravée par des carrefours giratoires. Délivre des anecdotes savoureuses sur les coureurs. Rêve du bidon de Coppi. Fait renaître des images et des émotions que l’on pensait perdus à tout jamais dans notre enfance.
On s’amuse à chercher qui sont le baron noir, l’huissier gris, ou mange-merde.
Même sans aimer le vélo autant que lui, on le lira pour sa plume fabuleuse.
Bordas se cale dans les roues de Vialatte, Céline, Blondin, de Chany surtout, et les dépasse de l’épaisseur d’un boyau dans le sprint final.
Il écrit le vélo avec un style flamboyant, restitue les exploits humains par envolées lyriques et capture l’essence même du forcené à vélo avec le soin méticuleux d’un photographe.
Il fallait un sacré panache littéraire pour rendre grâce à ces héros en noir et blanc. Philippe Bordas tricote en danseuse un écrin somptueux à la gloire de ces champions magnifiques.
Ces hommes, crinières au vent, dont on pouvait lire la souffrance sur les visages, voir perler la transpiration, pas avares en émotions, qui roulaient à l’instinct.
Pas des robots, encore moins des mutants publicitaires sur roulettes téléguidés par oreillettes sur une voie où tout est calculé, scénarisé, prévu au millimètre. Froid et clinique.
Il flotte dans ce livre un doux parfum de nostalgie. A quel moment les casques boudins ont-ils disparus ? Quand les maillots synthétiques ont-ils remplacé les tricots de laine ?
« Les dopages étaient dérisoires, les exploits énormes. Que penser de ce dopage devenu énorme, de ces exploits dérisoires ? »
J’ai bien conscience que ce n’est pas rendre justice à cette œuvre que d’en parler dans ces termes aussi faibles ; il faudrait que je change de braquet, mais malheureusement, je ne peux compter que sur mes mots laids.
Toujours est-il que depuis, je me suis remis au vélo.
Merci Monsieur Bordas de ne pas avoir écrit un livre d’amour sur la Tecktonik ou le macramé.
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Forcenés, Philippe Bordas, éd. Fayard, 2008, 299 p.
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