L’humanité a-t-elle échoué ? Réponse dans « Les Crimes du Futur » et « Sans Filtre »

Kim Kardashian et Karl Marx sont sur un bateau : qui tombe à l’eau ?

Deux films regardent 2022 dans les yeux. Et rien que pour la bizarrerie de la comparaison, je me devais d’écrire sur eux : je parle bien sûr des Crimes du Futur de David Cronenberg et de Sans Filtre de Ruben Östlund.

Le Cronenberg se déroule dans un futur proche : l’humanité évolue vers un corps synthétique d’où sortent ou rentrent excroissances et protubérances, tout en devenant peu à peu insensible à la douleur. L’artiste Saul Tenser (Viggo Mortensen) en profite pour s’exhiber dans des spectacles où son assistante Caprice (Léa Seydoux) l’opère sans anesthésie. L’ironie est mordante : bien que parfaitement incontrôlable, chaque nouvel organe généré par Saul se doit d’être enregistré dans un registre national, sous le contrôle d’un Bureau poussiéreux où travaille l’intrigante Timlin (Kristen Stewart).

L’image en couverture de cet article est extraite du tout premier plan du film, et en un sens elle le résume tout entier. Brecken (Sotiris Siozos), l’enfant mutant, est rejeté par sa propre mère parce qu’il mange du plastique. Cronenberg ne déviera pas de cette trajectoire tragique : notre progéniture, qui est notre futur, se voit contrainte d’ingérer des matières transgéniques, soumise au transhumanisme. Notre civilisation est échouée, tel ce paquebot affalé sur le flanc, et nos enfants parias ne peuvent que contempler son inerte monumentalité. Saul le sait, et c’est la mort dans l’âme (« Soul ») qu’il quitte son cocon technologique pour regarder son public, les yeux dans les yeux. Tourné à Athènes pour des raisons économiques, le film se pare d’une portée mythologique tout en offrant à la déesse Seydoux et au dieu Mortensen d’intenses moments d’émotion et de pénétration. C’est aussi un pur moment d’introspection pour le vénéré David qui sort ici d’une mini-retraite de 8 ans.

 

Un autre bateau maudit nous attend dans le Triangle of Sadness, le poétique titre original de Sans Filtre.

Un triangle des Bermudes numériques pour ce film en trois parties où l’on suit un couple d’influenceurs, Carl (Harris Dickinson) & Yaya (Charlbi Dean). Ils sont mannequins, ils sont beaux et ils le savent car c’est la seule chose qui visiblement leur donne du poids dans notre monde d’aujourd’hui. Monétisée, instagrammée, leur jeunesse se heurte à la vieillesse de voyageurs nantis pourris par le fric. Ici, on ne bouffe pas du plastique mais on vomit des huîtres et du champagne, dans un joyeux dégueulis où surnage l’imperturbable Capitaine sans nom (Woody Harrelson). C’est la meilleure partie du film, celle où le cinéaste suédois réalise une sorte de cauchemar jouissif avec un travail sur le cadrage et le son absolument dingue. Il joue avec les disputes mesquines de couple (on se souvient de la scène de la capote dans The Square), tout en amenant l’émotion de manière non feinte, comme dans Snow Therapy. Et s’il a tendance à se regarder filmer (il est son propre monteur et ce serait bien qu’il passe un peu la main), j’ai du mal à voir en lui un cynique égocentrique comme certains le disent. Je le crois au contraire inquiet et attendri par son couple de jeunes héros. Un plan de vision nocturne en particulier les montre terriblement seuls et abandonnés.

Parasite n’est donc pas la seule Palme d’Or où la merde déborde des toilettes.

Sans Filtre joue lui aussi de cette lutte des classes : prolo contre bobo, l’un singeant l’autre tout en rêvant de lui exploser la tête à coup de rocher. Mais s’ils sont aussi perdus que nous, Cronenberg et Östlund ne jouent pas non plus les violonistes du Titanic. La passion de leurs projets les transfigurent et leurs derniers plans glaçants nous emportent au lieu de nous figer, grâce aussi à une B.O. qui déchire : Howard Shore comme d’habitude chez Cronenberg, les tubes pop/dance style « années 2000 » pour Sans Filtre (Lady de Modjo, Life de Desree, We’ve Lost Dancing de Marea …).

Sans Filtre (Triangle of Sadness) est à voir en salles, tandis que Les Crimes du Futur sont disponibles en VOD.

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