22h, on arrivait au Flamingo. Sur la côte est de l’île de Saint-Louis du Sénégal, au nord du pont Faidherbe, qui relie l’ancienne capital de l’Empire au continent, on trouve ce bar-piscine apprécié des riches habitants de l’île. Une grande piscine éclairée fait concurrence au fleuve boueux et aux quartiers de l’autre rive, aussi noire que la nuit. Les délestages et les coupures sont fréquentes, sur les rives. Mais pas sur l’île. Il ne faudrait pas priver les touristes de leur précieuse clim. Ni les noctambules à la recherche d’un verre, histoire d’apprécier la relative fraîcheur du soir. Je me suis laissé tenter par l’alléchante proposition de Nico, chez qui je squattais, d’aller dans ce bar de luxe écouter une vieille star de la musique sénégalaise.
« Genre qui ? Youssou N’Dour ?
-Non, je sais pas qui c’est. Mais ça va être cool de toute façon ». Ma chère amie, en vacances au Sénégal, me fit comprendre qu’elle la jouerait bien tranquille ce soir. Au lieu d’aller flâner sur la plage, nous avions sillonné au soleil de midi les rues de la ville pour un reportage qui m’était tombé dessus la veille. Nonobstant sa fatigue, je pris ce concert comme prétexte professionnel. Je ne pouvais rater le concert d’une sommité culturelle qui me vaudrait sûrement un bon papier. La chose était dite, Nico, un ami et moi-même, partîmes. Une digression sur Nico avant de poursuivre, car voilà bien une belle rencontre.
J’ai repris le poste de journaliste à Wal Fadjri de Damien, un vieux camarade. Je l’ai donc rejoint une semaine avant son départ et nous en avions profité pour rejoindre Saint-Louis en taxi-brousse. Je passe sur les sept heures de trajet, monotone et inconfortable. Le but de ce voyage était de faire un reportage sur l’Ong où travaille le Nico en question. Les seuls détails qu’avaient Damien sur l’activité précise était clairement incomplète : « En gros, il élève des crevettes géantes avec un biologiste israélien fan de Bob Marley. Et, après, bah, il soigne des gens avec…
-Avec qui ? Avec le fils de Salomon qui méfu le chanvre?
-Non, avec les crevettes, tocard !
-De quoi ? ».
Bref, c’était pas clair et un peu bidon. Que me trompais-je ! Le projet Crevette nous a stupéfait Damien et moi, car il est simple et intelligent. Un barrage a été construit sur le fleuve Sénégal en amont de Saint-Louis et de ses eaux saumâtres. La main de l’homme a une nouvelle fois agit sans se rendre compte de la catastrophe environnementale qu’elle allait provoquer. Électricité contre épidémie, c’était en quelque sorte le marché. Une certaine variété de langoustine, la méconnue Macrobrachium vollenhovenii,se retrouvait dans une impasse écologique. Vivant dans les eaux saumâtres du fleuve, elles se reproduisent toutefois dans l’eau douce. Le barrage a donc cassé le cycle de ce magnifique animal.
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Or il se trouve que la Macrobrachium vollenhovenii est le prédateur naturel d’escargots de type fluvial, les très fameux Buiinus truncatus et Biomphalaria pfeifseri. Et, c’est là où le bât blesse ; ces escargots sont vecteurs d’une grave maladie infectieuse : la bilharziose. Vous comprenez donc que l’espèce prédatrice mourant à petit feu, la population d’escargots a explosé. Ainsi que le nombre de malades. Électricité contre épidémie donc. Imaginez, 90% de personnes infectées dans certains villages en bordure de fleuve. « Progrès de merde », aurais-je envie de confesser. Les délestages restent fréquents, qui plus est.
Et, bien que la stupidité meurtrière de la situation me surprit, je fus estomaqué par cette maladie dont j’avais vaguement entendu le nom. La preuve du vice médiatique, il faut choisir de quoi l’on parle. Huit cents millions de personnes exposées en permanence, des centaines de millions de mort chaque année et que l’on me trouve une mec lambda en Europe qui en connaissent l’existence. Véritable frein à l’activité humaine! C’est une maladie qui vous ronge de l’intérieur. Des semaines d’écoles séchées, des jours chômés, la misère qui n’aide pas. Et puis l’on meurt, et l’on meurt jeune.
Reconstruire l’équilibre écologique, ce serait chasser ce nouvel obstacle. Sans compter que ces grosses langoustines sont bien alléchantes et que les pêcheurs du fleuve pourront arrondir leur fin de mois.
Alors que Nico s’occupe des charges administratives, Amit, le savant israélite de passage, s’amuse à aveugler les crevettes d’élevage en leur coupant les yeux. Non pas par pure cruauté, mais parce que les bestioles sont sensées, après cette mutilation, développer plus vite une glande qui détermine le sexe futur de l’individu. En isolant le gène responsable de la masculinité, il espère pouvoir déterminer le sexe de la population d’élevage. Ces deux passionnés nous ont expliqué tout ça avec patience et à grands coups de pastis bon marché. Réintroduire la crevette dans le fleuve Sénégal, en voilà une mission peu commune. C’était en somme un reportage bien agréable à faire. C’est pourquoi, en retournant à Saint-Louis, j’étais enthousiaste à l’idée de repasser plusieurs jours en bonne compagnie. Et j’en viens donc à mon concert.
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Il était donc 22h au Flamingo. Il n’y avait plus une place de disponible, même aux tables des camarades arrivés à l’avance. Chose rare qu’un restaurant de luxe plein dans une ville de province d’un pays en voie de développement. A la recherche d’une chaise, j’alpague un serveur qui passait par là. Au lieu, d’aller dans la réserve, il se précipite vers une table où des jeunes expatriées profitaient du concert en compagnie de sénégalais. Et ce con de serveur s’est mis à virer un sénégalais de sa chaise pour me la refiler. Toute la tablée s’est mis à gueuler et moi aussi. Si beaucoup de toubab au Sénégal puent le colonialisme avarié à plein nez, certains locaux aussi. Quand on est blanc ici, on le reste. Gêné par cet évènement je me suis dirigé vers une table où je connaissais quelques personnes. A la table, un jeune gars n’arrêtait pas de parler. Coupant la parole aux vieux et aux toubab présents, on avait presque du mal à écouter le concert. A la fi du deuxième set, je me retrouve le seul blanc à table. Il était tard. C’est à ce moment que mon instinct de professionnel me revint. Les whiskys que je m’étais enfilé m’aidaient alors. Je suis arrivé à en placer une.
« Tu fais le malin la roquette, mais tu le connais là le chanteur ?
-Souleyman Faye ? Tu connais pas ? Quand même le groupe Xalam, ça eu son petit succès à l’international! C’est l’ami d’un oncle, si tu veux je t’introduis.
-Un peu que je veux, allez je te paie un verre, et c’est affaire faite.
-Deux et je suis ton homme ».
On se dirigea vers le bar où se trouvait les musiciens qui prenaient leur pause. Il se rapprocha du vieux chanteur et me le présenta. « Vous êtes d’accord pour une interview ?
-Ah ouais ouais ouais, me répondit-il (il empestait l’alcool de contrebande), mais tu dois me payer un verre alors. Et à la fin du troisième set, car je vais reprendre là.
-Pas de souci » répondis-je en comptant discrètement mon pognon. La soirée commençait à me coûter cher.
Alors que je restais seul au bar, deux heures du matin s’approchait. J’étais ivre car je tuais le temps en me faisant offrir des tournées par des amis musiciens de Souleyman Faye, venus assister au concert. Et je paya les miennes bien entendu. Quand le concert fut fini, Je m’installa à la table de cette compagnie hétéroclite : plusieurs musiciens plus ivres les uns que les autres, un journaliste sénégalais qui vivait en Allemagne et qui chantait dans sa jeunesse. Et la star elle même. Je me décidais à commencer l’interview. Une question vaseuse et inintéressante me vint à l’esprit mais je n’eus pas le temps de la poser car un des convives proposa un toast. Qui en fut suivi d’un autre. Et encore d’un autre. Puis, chacun se mit à payer une tournée générale. Si bien qu’à la fin de ce tour de table, plus personne ne pouvait rester concentré. Surtout Souleyman Faye, qui n’arrivait plus à aligner deux mots. Je passait donc le reste de la nuit à discuter avec le vieux journaliste. Travaillant pour un journal allemand, il parlait doucement, appuyant chaque syllabe de son français parfait. Me donnant des conseils de vieux briscards, il s’amusait de me voir galérer avec l’ancienne diva de la musique sénégalaise. « Faut le comprendre, me confia-t-il, il est plus tout jeune et quand il chante, il boit. Plus d’un journaliste s’est cassé les dents à l’interviewer ». A un moment, il se mit à chanter. C’était une sorte de romance qu’il avait composé dernièrement. C’était en français ; je ne me souviens pourtant que de l’impression de cette voix qui s’élevait. Imposante et humble. Progressivement, la tablée, la seule qui restait encore, se tût. Le patron, qui nous avait rejoint, se leva pour couper la stéréo. Puis Souleyman commença à taper un rythme avec sa bouteille de bière et la soirée se transforma en un bœuf géant. Certains faisaient le cœur, le groupe est allé chercher les instruments acoustiques et s’est mis à jouer. Oubliant tout à fait l’interview, je me suis laissé emporter par les vibes. La dernière tournée fut la bonne. Nous quittâmes tous le restaurant, le journaliste me raccompagna jusqu’à l’hôpital de Saint-Louis. Il m’offrit un dernier sourire et me quitta un air à la bouche. « Pas de scoop, mais une bien bonne soirée comme on n’en fait plus » me suis-je dit en regagnant le lit où ma douce m’attendait. « Mash’ Allah » ai-je glissé à son oreille tandis que je la réveillais.
Fann Hoc, 20.11.12
La première chronique : https://anotherwhiskyformisterbukowski.com/2012/11/12/chronique-dun-toubab/
PS: aller donc voir le site du projet crevette et donner des sous:http://www.projet-crevette.org/index.php?lang=fr