Et quelquefois j’ai comme une grande idée – Ken Kesey

Bienvenue dans « un dernier livre avant l’apocalypse nucléaire », la chronique littéraire bimensuelle pour bien choisir ses lectures en attendant la mort dans d’atroces souffrances.   

Cette semaine, une critique torrent pour un roman fleuve, l’immense Et quelquefois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey.

 

… Moi aussi quelquefois j’aimerais avoir comme une grande idée, malheureusement il faut bien admettre que j’ai plutôt des idées assez moyennes en général.

Moyennes moins, mes idées, en réalité.

Pour preuve, je me suis dit que « ça serait sympa de chroniquer ce roman de Ken Kesey », armé simplement de mon style pauvre et navrant, de mon vocabulaire limité, de mon humour au ras des pâquerettes et de mon éternel syndrome de l’imposteur.

Mais le quart d’heure d’autodénigrement ayant soudainement disparu comme par magie (si par « magie » on entend : après trois Picon-bière), je me suis figuré que ça valait quand même le coup de le tenter, ne serait-ce que pour la beauté du geste (si par « beauté du geste » on entend : parce que j’ai des engagements à tenir, des billets à livrer et des gosses à nourrir).

Le saviez-vous ? la légende raconte que chaque personne qui a terminé ce bouquin a aussitôt décidé de rédiger une chronique loooooonnnngue comme un jour d’hiver 2022-2023 sans chauffage. (C’est faux, j’ai menti. Mais on croise les doigts pour que la légende commence ici).

Et quelquefois j’ai comme une grande idée est le deuxième roman de Ken Kesey. C’est un livre merveilleux, immense, monumental, brillant, magistral, prière de bien vouloir ouvrir le manuel sublime de sécurité un chef d’œuvre à la page superbe quatre-cent-soixante-dix-huit et de suivre les instructions génial afin d’enclencher la procédure exceptionnel de désamorçage de la colossal boucle élogieuse, sinon je vous garantis qu’on va y passer encore quelques magnifique heures.

Naturellement, le chroniqueur fainéant que je suis pourrait se laisser aller à dire que Et quelquefois j’ai comme une grande idée est un roman « Quatennens », tant il est vrai que j’ai pris une sacrée claque, mais ce serait vraiment tomber dans la facilité. Et puis surtout dans deux mois tout le monde aura oublié cette histoire, plus personne n’aura la réf. et on va encore me traiter de sale boomer.

Ken qui, déjà ? Ah, oui, Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou là, le film de fou(s) avec Jack Nicholson. Auteur qui, au passage, considère Et quelquefois j’ai comme une grande idée comme sa meilleure œuvre, et pense que jamais plus il « n’écrira quelque chose d’aussi bon ». Et ce n’est pas moi qui vais le contredire, vous l’avez compris. (Sinon, il faut relire les deux paragraphes précédents.

Allez vas-y, je t’attends.

Ça y est, c’est bon ? Alors go)

La première chose à faire avant tout, c’est de ne pas se laisser intimider par la taille du bouquin ni par son aura légendaire. Oui, je n’ai pas peur de le dire : il faut oser se faire Ken. Moi-même, je n’ai mis que deux ans à me lancer, mais suis-je un bon exemple ? Non, mais faut pas déconner ! Mais qui est l’exemple ?

(R.O.H.2F : Tu vois, je t’avais bien dit qu’on allait encore me traiter de boomer).

Car, avec près de 900 pages, c’est sûr que l’ouvrage est un sacré pavé. Mais attention : pas du type à jeter sur les flics en manif.

(Encore que, peut-être que si : après tout, ça serait moins agressif que de se prendre de la pierre sur la gueule, et puis ça éviterait de détériorer les chaussées. D’ailleurs, on est entre nous, tu crois pas que ça leur ferait pas de mal, aux flics, de recevoir un livre en pleine tronche de temps en temps ? Sans parler de la relance du commerce du livre qui s’en suivrait !

J’ai dit ou j’ai pas dit que j’avais souvent des idées assez moyennes ?)

Et quelquefois j’ai comme une grande idée est donc un roman fleuve (la Wakonda-Auga, justement) qui commence tout simplement par l’image d’un bras d’honneur suspendu de l’autre côté de la rivière, qui pend au vent et excite les chiens. Sacrée promesse de lecture, qui me suffit amplement. Mais, à l’instar de ton boucher de sous-préfecture, j’enfile immédiatement mon calot de papier, ma chemise à carreaux et mon tablier maculé de sang, de graisses et de tendons pour mieux te servir la fameuse chronique « y en a un peu plus, j’vous l’mets quand même ».

L’action se passe en Oregon, au nord-ouest des USA. On y suit l’histoire d’une famille de bûcherons, les Stamper (dont aucun n’est vraiment timbré sauf peut-être Harry, le Patriarche qui passe son temps à ressasser le bon vieux temps), qui, en s’opposant à la grève de la profession décrétée par le syndicat, va s’attirer les foudres de la vindicte populaire.

En raison d’un mouvement syndical, nous ne sommes pas en mesure d’envoyer du bois comme d’habitude. Veuillez-nous en excuser.

Le fils ainé d’Harry, Hank « l’un des dix durs à cuire les plus coriaces de ce côté-ci des Rocheuses » Stamper, son cousin Joe Ben, et son cadet Leland Stanford « Lee » Stamper complètent ce quatuor de protagonistes masculins unis au moins par les liens du sang.

Par soucis de préservation de l’intrigue, nous nous contenterons de dire que les relations entre Hank et Lee ne sont pas au beau fixe (euphémisme), et le lecteur se rendra bien vite compte que les soucis de son cadet sont le cadet de ses soucis (chiasme).

Mais on y rencontre aussi une flopée de personnages secondaires admirablement dessinés, et dont l’épaisseur explique en partie celle du bouquin (Viv, Jonathan Draeger, Floyd Everwood, Eddie le barman, Willard Eggleston, Jenny l’indienne …).

On peut voir dans Et quelquefois j’ai comme une grande idée un grand roman naturaliste (non non correcteur d’orthographe, je ne voulais pas dire plutôt « naturiste ». D’ailleurs si y en a que ça intéresse, je vous invite à voir mon blog de vacances au Cap d’Agde). Car la Nature (avec un grand haine ?) est un personnage à part entière qui n’est pas le moins dangereux de tous. Le livre ruisselle de pluie, on y ressent littéralement l’assaut de l’humidité, l’hostilité de la forêt, le tumulte de la rivière, la puissance de la mer, plus quelques attaques de moisissures et autres champignons.

C’est peu dire que les relations entre les êtres humains sont disséquées avec Kesey par brio (ou l’inverse). Le passé qui les hante (personnellement, j’appelle ça : les liens de par-hanté), les traumatismes de l’enfance qui ressurgissent à l’âge adulte, les vieilles blessures non cicatrisées, déclenchent des envies de vengeance, de revanche ou tout du moins de justice. Kesey excelle à jouer avec le contexte social extrêmement tendu et l’environnement franchement hostile pour créer des situations de conflits entre ses personnages, sans jamais se départir d’une dose d’humour et d’un soupçon de facétie. Et quand le conflit externe vient percuter de plein fouet le conflit interne, l’intrigue qui en découle a comme un petit quelque chose de grandiose (si j’ai bien lu mon petit manuel de l’écrivain parfait page 17).

Et puis franchement, les relations humaines, c’est comme les crevettes, c’est meilleur quand c’est décortiqué.

Au final, Et quelquefois j’ai comme une grande idée est un formidable roman de l’obsession et de l’entêtement, un récit quasi-mythologique de la conquête de la nature par l’Homme, toujours plus loin vers l’ouest, vers l’impossible, toujours lutter pour sa survie. Un bouquin qui te dit jusqu’au bout « LÂCHE RIEN DE RIEN ! », mais qui essayera en même temps de te prévenir « FAIS GAFFE ! FAIS GAFFE ! ».

Sans oublier la cerise sur le gâteau, qui réside dans la forme de la narration. L’auteur virtuose se permet de passer d’un personnage à l’autre sans prévenir d’un paragraphe à l’autre, parfois au sein d’un même paragraphe, multipliant les points de vues, en jouant sur les parenthèses, les italiques, les incises… et réussit le tour de force de proposer un texte parfaitement compréhensible et incroyablement fluide.

Fluide ?

Pour un roman fleuve, et une critique torrent, c’est avoir le sens de l’à-propos.

C’est là toute la maestria de Monsieur Ken Kesey qui nous embarque dans ce grand roman américain au souffle épique, qui prend aux tripes et dont on se souvient longtemps après l’avoir refermé.

Un livre à lire en attendant l’apocalypse nucléaire. Mais tardez pas trop à le commencer quand même…

*****

Ça y est, c’est fini ?

Non ! Je ne pouvais pas décemment terminer sans dire deux mots des Éditions Monsieur Toussaint Louverture, qui ont la géniale passion de publier chez nous de grandes œuvres jamais traduites, mal connues ou oubliées, et qui proposent à chaque fois des livres dont la beauté physique est largement à la hauteur du contenu de l’œuvre en elle-même. Qu’importe le flacon, pourvu qu’il y ait l’ivresse, soit, mais quand même, sortir une belle édition comme celle-ci, c’est vraiment rendre grâce aux auteurs, et ne pas se foutre de la gueule du lecteur. Alors merci.

Et chapeau au traducteur Antoine Cazé.

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Ken Kesey, Et quelquefois j’ai comme une grande idée, 896 pages, (publié initialement en 1964), parution en 2013 aux Éditions Monsieur Toussaint Louverture, trad. Antoine Cazé.

Allez l’acheter chez votre libraire du village. Et s’il n’y a plus de librairie, c’est simple : ouvrez-en une.

 

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