[Interview] Javier Fuentes-León (du groupe L.A. Joi) : « La musique est un rêve aussi grand que le cinéma »

Tu veux monter ton groupe de rock ? Réaliser un film ? Avoir ton nom dans un générique Netflix ? Ne bouge pas : Javier a fait tout ça et le raconte ici pour toi.

On a aimé Awful, du groupe Left Avenue Joiners (alias L.A. Joi). Plus qu’un premier single rock, c’est la consécration d’un rêve de gosse pour Javier Fuentes-León, son chanteur/compositeur.

Javier est actuellement en tournée promo pour son dernier long-métrage Las Mejores Familias, mais il a tenu à discuter avec AOW. Avancer entre la scène et les plateaux, entre le ciné (il a réalisé 3 films) et la télé (2 séries), mais aussi entre les deux Amériques : c’est son parcours d’artiste global que je te propose d’évoquer avec lui. Dans son espagnol natal, nous avons parlé sur Skype de L.A. Joi, de punk, des Oscars… bref, de ce qui nous anime, d’où qu’on vienne, qu’on ait 30 ou 50 ans.

AOW : Hola Javier ! Merci de nous accorder un peu de temps pour parler de tes projets.

Javier Fuentes-León : Merci à vous pour votre intérêt dans Awful. Ce titre est une vraie lettre d’amour et de haine à Los Angeles. L’album de L.A. Joi est un rêve que j’ai nourri pendant des années. Il s’appellera Altivo Way : c’est le nom de la rue de Los Angeles où j’ai vécu plus de 20 ans.

Los Angeles, the « awful » way

Quand je suis sorti de l’école de cinéma CalArts [California Institute of the Arts] à la fin des années 90, j’ai eu mon premier emploi en tant que scénariste. C’était pour un reality show où l’on suit de vrais policiers en mission, je devais écrire les voix off et toute la narration. Ça ne me plaisait pas du tout, mais c’était un premier pas dans l’industrie. Avec ce premier salaire, j’ai acheté ma première guitare. J’avais 30 ans, tu vois j’ai commencé tard, même si j’avais un peu joué étant enfant. J’ai commencé à chipoter avec l’instrument, à chercher sur Internet les partitions des chansons que j’aimais, puis je composais des mélodies avec l’aide de mes amis musiciens. Toujours la musique d’abord, et les paroles ensuite. J’ai accumulé ainsi près de 120 chansons, dont certaines que je réserve pour un projet de comédie musicale.

J’adorerais tourner un musical rock.

Dans les années 2000, j’ai fait les sous-titres de grosses productions hollywoodiennes : je les traduisais de l’anglais à l’espagnol. Et j’ai aussi fait du montage pour des publicités de grandes marques à destination du public latino des États-Unis. J’ai connu ainsi des gens dans la post-production sonore. Avec mon pote Paul Francis, on a commencé à composer Awful en 2006. Mais impossible de monter un groupe à ce moment-là : Paul partait à New York et j’allais m’éloigner du pays un moment. C’est pourquoi l’album Altivo Way est un mélange des époques, il contient 12 chansons étalées sur près de 20 ans.

C’est mon premier disque, mais c’est déjà un best of !

La chanson Awful me tient à coeur : elle résume bien le style de L.A. Joi, à la fois rock et plus calme. C’est l’histoire de quelqu’un qui vient à Los Angeles à la recherche d’un rêve, mais la ville s’en fiche car elle voit juste un rêveur de plus [rires]. Moi-même je suis arrivé à L.A. pour mes études en 1994 et, après une décennie, je n’avais toujours pas réussi à tourner un long-métrage, même si des producteurs (dont certains étaient français) commençaient à s’intéresser à mes projets. Awful vient de cette frustration mais, en même temps, Los Angeles c’est là où j’ai appris le cinéma, c’est là que j’ai fait mon coming out. Quand je suis arrivé, je venais du Pérou où j’avais fini mes études de médecine et où j’avais une fiancée avec qui j’allais me marier. C’est donc à L.A. que je me suis réinventé. J’ai beaucoup d’affection pour cette ville.

Left Avenue Joiners (L.A. Joi)

Los Angeles est difficile à visiter car c’est une ville très étendue, qui n’a pas vraiment de centre. Mais tu t’attaches vite à ton quartier et il y a un super climat, la mer, les montagnes… On ne dirait pas mais il y a aussi une super culture : cinéma, théâtre, architecture, musées… On a l’image d’une ville superficielle avec la culture du fitness par exemple, mais il y a de tout [rires] et beaucoup d’ethnies différentes. Hélas, tout est devenu plus cher ces dernières années, en particulier depuis la pandémie. Les gens de New York et San Francisco débarquent ici car il y a plus d’espace.

Pour en revenir à L.A. Joi, nos influences sont les groupes de rock anglais des années 80 et 90 : The Smiths, The Cure… Je suis né en 1968, c’est ce que j’écoutais ado.

AOW : Ça me rappelle cette étude qui affirme que nos goûts musicaux se forment quand on a 12-13 ans.

JFL : Ça a du sens pour moi. C’est l’époque qui m’inspire et à laquelle je reviens. J’écoutais aussi beaucoup de punk : The Clash, Sex Pistols, et d’autres plus obscurs comme les Newtown Neurotics. Même s’il y a d’autres groupes que j’adore et certains qui sont venus après : R.E.M., Radiohead, Arcade Fire, LCD Soundsystem, The National…

El Elefante Desaparecido (2014)

Trois films très différents

AOW : Le clip que tu as co-réalisé pour Awful est un vrai court-métrage. On pense à Mulholland Drive de David Lynch.

JFL : Tout à fait. Ce clip a un lien avec mon deuxième film, El Elefante Desaparecido (« L’Éléphant Disparu », 2014), qui s’inspire également du « film noir » surréaliste comme Mulholland Drive, du « film noir » classique et de versions plus modernes telles que Chinatown. En fait, j’avais déjà écrit El Elefante en pensant à Los Angeles. Mais je me suis rendu compte que je pouvais le faire avec moins d’argent au Pérou. Notamment à cause de sa fin spectaculaire qui surprend le spectateur, tout en restant cryptique : ce n’est pas un twist à la Sixième Sens ou Usual Suspects, c’est un peu plus bizarre. Et ça m’intéressait d’amener ce genre de cinéma dans une ville comme Lima qui a priori n’a rien à voir. Je pense que le film s’est amélioré grâce à ce décalage.

Dangers de l’exotisme

En Amérique, les critiques pour El Elefante ont été bonnes et on a fait le tour des festivals, mais en Europe les invitations se sont faites attendre et la raison était que le film ne leur paraissait pas assez latino-américain. Le cinéma européen aide et finance le cinéma sud-américain, mais il a encore cette vision partagée entre le folklore et les sujets sociétaux. Plus le décor semble éloigné de l’Europe, plus ça les intéresse. En Argentine, Chili, Uruguay… les sujets variés passent mieux. Mais du Pérou à la Bolivie jusqu’au Mexique, c’est compliqué.

À quand une comédie sud-américaine dans les salles européennes ?

Si tu fais le tour des festivals de cinéma, tu as l’impression que l’Amérique du Sud est un lieu de désolation : violence, drogues, enfants maltraités… une population misérable. Mais ce n’est pas comme ça, il y a de tout. Au final, El Elefante n’a presque pas été montré en Europe et c’est dommage. Pourtant, il a reçu de meilleures critiques que mon premier film, jugé trop sentimental.

Mon troisième film s’appelle Las Mejores Familias (« Les Meilleures Familles ») : c’est une satire, une comédie acide. L’histoire se déroule presque en temps réel, lors d’un déjeuner entre deux riches familles de Lima qui tourne au jeu de massacre. J’ai fini le tournage fin 2018, avant de voir Roma d’Alfonso Cuarón et Parasite de Bong Joon-ho. Roma n’est pas une comédie mais il parle aussi de lutte des classes, avec notamment le rôle des domestiques. Parasite évoque également ces thèmes, mais de manière plus noire. C’était drôle de voir ensuite ces deux films remporter chacun l’Oscar du meilleur film international [rires]. On a terminé la post-production de Las Mejores Familias l’an dernier, deux semaines avant la pandémie. Heureusement, le film a pu voyager ensuite dans les festivals. Et là il sort en salles en Amérique Latine. Les gens me demandent déjà s’ils pourront le voir sur Netflix ou Amazon [rires].

AOW : Dans le film, le personnage du fils débarque avec sa fiancée espagnole et on le voit aussi confronté au jugement de sa famille bourgeoise.

JFL : Oui, je parle des privilèges et des préjugés en général. Même si, cette fois, je me suis plutôt concentré sur les inégalités d’argent et la couleur de peau.

Las Mejores Familias (2020)

AOW : Tu sens que ces écarts sont encore marqués au Pérou ?

JFL : Quand j’étais enfant, on voyait bien que les descendants espagnols étaient la population la plus aisée. Aujourd’hui, les choses sont plus mélangées. Ce qui subsiste aujourd’hui, c’est cette mentalité coloniale, entre ceux d’en haut et ceux d’en bas. Le film critique cet état mental de la société, au lieu de s’en prendre avec haine à une catégorie en particulier. Je me moque de tout le monde, mais avec affection car cet état nous fait du mal et nous empêche de nous unir en tant que pays.

Le peuple péruvien arrive à se réunir avec des symboles comme la nourriture, le football ou le Machu Picchu ! Mais il nous manque encore cette vraie identité commune pour accepter nos différences.

Aux États-Unis, il y a un racisme énorme mais c’est un peu plus égalitaire au niveau des classes sociales. J’y ai réussi à me sortir de mes idées préconçues sur le rôle de l’homme et de la femme, et ça m’a permis de revenir plus tard pour partager mon expérience dans le pays et le milieu où j’ai grandi.

AOW : C’est tellement important d’accéder à des images diverses, pour ne pas voir qu’une seule manière possible de vivre.

JFL : En effet, mais certaines personnes s’auto-censurent et cachent aussitôt ces images, non ? Quand j’ai cherché où tourner mon premier film Contracorriente (« À contre-courant », 2010), j’ai parcouru presque toute la côte du Pérou. Dans les villages, je demandais aux habitants si le thème du film leur parlait, ce pêcheur qui tombe amoureux d’un homme. Leur réponse était toujours : « Non, ici ça ne nous dit rien. Mais ailleurs, oui. » [rires] En tout cas, je suis absolument ravi de l’accueil que le public mondial a réservé à Contracorriente. Mes producteurs me disent que les gens n’arrêtent pas de mettre le film en ligne sur YouTube ! Au-delà de l’orientation sexuelle, c’est une œuvre qui parle aussi de la perte d’un amour et qui peut offrir une sorte de paix.

Contracorriente (2010)

AOW : Tu mélanges musique et cinéma à tel point qu’on t’entend chanter dans le film.

JFL : Oui, c’est une chanson dont j’avais la mélodie depuis un moment. Mais quand je compose, je chante ce qui me passe par la tête. Les paroles me sont venues bien plus tard, au moment de tourner cette scène de Contracorriente où mon personnage Santiago a ses écouteurs et peint dans son atelier.

J’avais aussi une musique pour El Elefante Desaparecido : le héros quitte Lima et j’avais composé une chanson genre road trip pour l’occasion. Je pensais que ça serait génial et puis, au moment de la mettre sur les images, le monteur m’a dit : « Ça ne va pas le faire ». Effectivement, avoir cette musique réflexive à cet instant, ça tuait tout simplement la tension. Or, le film est un thriller psychologique ! J’ai donc fait appel à Selma Mutal, la compositrice de mes trois films, qui vit à Paris. Elle a créé une musique plus tendue que son style habituel et ça rend super bien. Dans Las Mejores Familias, j’ai pu caser deux chansons : une pendant le générique de début et l’autre durant le générique de fin.

Être soi-même

Quand j’étais petit, ma famille me voyait vraiment comme LE fan de cinéma. Mon grand-père par exemple, quand il avait besoin d’aide pour le nom d’un réalisateur dans ses mots croisés, il venait toujours me demander. Et là, maintenant que j’ai 53 ans, j’ai enfin osé franchir le pas et assouvir cette autre passion de la musique. Si je pouvais tout arrêter pendant une année, je crois que je ferais de la musique tout le temps et j’enregistrerais 5 disques ! Mais je ne veux pas qu’on me voie comme un auteur-compositeur-interprète. Javier Fuentes-León, c’est le cinéaste. Moi, j’aime trop être dans un groupe. C’est pour ça qu’on a créé L.A. Joi, l’abréviation de Left Avenue Joiners.

Le nom « Left Avenue Joiners » est une anagramme du mien : « Javier Fuentes Leon ».

AOW : J’adore ça.

JFL : Tu verras, dans El Elefante Desaparecido, il y a un autre clin d’œil de ce style. « Left » évoque un côté créatif, une tendance à bifurquer. Je suis gaucher, par exemple.

AOW : Moi aussi, je suis gaucher. Et Charles aussi, le créateur de ce blog.

JFL : J’ai beaucoup d’affinités avec les gauchers, une autre minorité à laquelle j’appartiens [rires]. « Avenue » représente le chemin qu’on suit, comme on passerait par une route moins fréquentée.

AOW : The road less traveled.

JFL : Exactly. Et « Joiners », ce sont les participants, des gens qui se réunissent. Ce sont mes amis : Paul Francis dont je t’ai déjà parlé, le producteur Rafo Arbulú, et aussi Manolo Barrios qui est le leader de Mar de Copas, un groupe de rock péruvien qui a du succès depuis 30 ans maintenant. Ils se sont joints au projet en parallèle de leurs albums respectifs. Moi, je reste la constante du groupe : pas en tant que Javier, mais en tant que Left Avenue Joiners, qu’on a réduit à son abréviation « L.A. Joi » pour que ce soit plus simple pour le public.

Les gens plus jeunes qui m’entourent nous conseillent d’être présents sur les réseaux régulièrement. Donc on prévoit de sortir une chanson par mois avant de lancer l’album et la tournée l’an prochain. De nouvelles vidéos sont déjà prêtes, dont une lyric video faite par des animateurs péruviens. Tu as pu voir celle de Close Your Eyes and Run ?

AOW : Oui, je l’ai vue. C’est drôle car tu parles de bande et de groupe mais, dans cette vidéo, on ne voit littéralement que toi ! Et même plusieurs fois simultanément, par la magie des effets visuels.

JFL : [Il sourit, se prend la tête entre les mains] Ce qui s’est passé, c’est que j’ai tourné ce clip à Los Angeles avec trois fois rien. J’étais avec mon chef opérateur colombien en mode « On fait une vidéo ? J’ai un pote qui a une caméra et un objectif ». Et à ce moment, personne d’autre de la bande n’était à L.A. Mais on prévoit de tourner quelque chose tous ensemble.

De toute façon, en ce moment je me concentre sur la promotion de Las Mejores Familias et sur mon tournage pour Netflix. Ma première série s’appelait Distrito Salvaje (« Quartier sauvage »). C’était l’histoire d’un guérillero colombien qui retourne vivre en ville après la signature du Traité de Paix. À propos de la nouvelle série… eh bien, on nous oblige à garder le secret ! Mais je peux vous dire que c’est un projet original, la première mini-série produite par Netflix au Pérou, et que ça tourne autour du football. Enfin, je sais que mes deux prochains scénarios seront en anglais. J’aimerais tourner dans cette langue, sans lâcher le cinéma de mon pays.

Merci Javier. Contracorriente est sur Prime Video, El Elefante Desaparecido est en DVD et Las Mejores Familias bientôt au cinéma ici, j’espère (nous avons pu le voir en avant-première). Quant aux Left Avenue Joiners, ils sont sur YouTube et leur album sera dispo en 2022 dans toutes les bonnes crèmeries.

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