“La Possibilité d’un monde” sort jeudi prochain en librairie dans une édition augmentée. Il décode avec intelligence l’œuvre de Christopher Nolan.
Nolan est assurément l’un des cinéastes marquants de ces 20 dernières années. Après des débuts remarqués dans son Angleterre natale (avec Following – Le suiveur), il conquiert le continent nord-américain avec Memento, une histoire d’amnésie racontée à rebours. Une preuve de bonne foi auprès des studios US avec un remake (Insomnia), et voici que la Warner lui donne les clés de l’univers Batman. Chris a 35 ans, il maîtrise l’art du grand spectacle et du scénario torturé : le monde du cinéma est entre ses mains.
Il suffit de jeter un oeil au classement IMDb des films les plus populaires. Tous les films de Chris y figurent, ou presque : Memento (#54), Batman Begins (#127), Le Prestige (#47), The Dark Knight (#4), Inception (#13), The Dark Knight Rises (#71), Interstellar (#29). Chris est devenu la coqueluche des nerds, le nouveau messie du blockbuster. Si en 2017 Dunkerque n’attire pas autant la passion des fans, il dépasse tout de même le Soldat Ryan pour devenir le plus gros succès d’un film sur la Seconde Guerre Mondiale. C’est aussi l’occasion pour Nolan d’obtenir sa première nomination à l’Oscar de la mise en scène. En 2020, Tenet marque un tournant et l’on s’interroge : et si Chris nous l’avait fait à l’envers ?
Dans son ouvrage concis et documenté, Timothée Gérardin explore ce qui fait la marque de fabrique du ciné nolanien : un point de vue troublé, la course vers une illusion et enfin peut-être la possibilité d’écrire son destin. Les films de Nolan sont des film-mondes dont il nous donne les clés mais seulement partiellement, et qu’il convient d’arpenter en tout sens jusqu’à l’épuisement. Sous le masque d’un genre ultra-codifié (le film de super-héros, le film de SF, le film de guerre) se joue en secret une machination qui nous dépasse et nous leurre.
Heureusement, le livre ne balaye pas les écueils de ce cinéma-là, malin mais assez sérieux, à l’esprit corporate (Nolan a démarré en tournant des films institutionnels), où la promesse d’infini se révèle brimée par un fantastique finalement pas si fou que ça. C’est toute la limite de ce corpus d’où l’on retient des gestes et des concepts, moins que des personnages (exception faite des Batman et Joker, déjà hyper présents dans la culture pop). L’auteur résume bien cette dialectique, dans une édition augmentée suite à la sortie de Tenet l’été dernier. Un film où plus que quiconque Nolan clamait sa foi en un cinéma grand écran (il adore le format IMAX), capable de rameuter le public en masse pour voir des effets pyrotechniques et spectaculaires le moins numériques possible. L’histoire lui a hélas donné tort, la Warner annonçant que son line-up de 2021 sera disponible en streaming simultanément à une sortie en salles rabotée.
Chris ne peut bien évidemment lutter contre une pandémie mondiale, mais son cinéma a lui déjà ouvert la boîte de Pandore : et si ce monde n’était pas à la portée de nos rêves ? Et si la surveillance généralisée n’était que le début d’une insurrection populaire bien plus violente (la trilogie The Dark Knight) ? Son héros masqué qui remonte le temps dans Tenet n’est-il pas à l’avant-garde de nos sociétés devenues rétrogrades ? En nous empêchant de communiquer et de dialoguer, le monde a ouvert une brèche où s’engouffrent les démons de nos volontés démiurgiques, et il sera passionnant de voir où la carrière de Nolan l’emmène désormais.
Quand on referme ce livre, on a plein de réponses, et presque autant de nouvelles questions. Ce n’est pas la moindre qualité de cet essai synthétique et édifiant.