Lauréat du Goncourt 2018, Nicolas Mathieu publie avec Leurs enfants après eux son deuxième roman. Après Aux animaux la guerre – également paru chez Actes Sud – l’auteur signe ici un vrai livre de colère sociale qui plonge le lecteur au cœur de la France désindustrialisée des années 90. Entre avenir sans lendemain et misère des classes populaires, le narrateur nous embarque dans un témoignage poignant sur la jeunesse désabusée d’une ville moyenne en marge de la mondialisation. Un Whisky littéraire qui affiche une vraisemblance troublante avec la révolte actuelle des “gilets jaunes”…
L’action se situe à Heillange, dans l’Est de la France. Nous sommes dans une vallée perdue où les hauts-fourneaux de l’industrie Metalor ne brûlent plus depuis des années. Dans un monde qui meurt entre cambrousse, ZAC bétonnées et ZUP sinistrée, les adolescents peinent à trouver leur voie. Chômage, alcoolisme et canicule insupportable des étés sans horizon rythment le quotidien morose d’Anthony, le personnage principal de l’intrigue.
Quatre étés, quatre moments. De Smells Like Teen Spirit de Nirvana en Août 1992 à la finale de la Coupe du Monde en Juillet 1998, Nicolas Mathieu nous raconte la jeunesse d’Anthony (de ses 14 ans à sa majorité). Avec lui, c’est tout un panel d’ados qui fument des pets pour passer le temps et picolent des bières pour oublier la routine d’une ville sur le déclin. Il y a là le cousin, les meufs Steph et Clémence mais aussi Hacine, le “bicot” de la ZUP qui deale. Autour d’Anthony, il y a également le monde des adultes, où les femmes ont des enfants dès l’âge de vingt ans pour bénéficier des aides sociales. Il y a aussi les anciens collègues ouvriers de son père, devenu lui-même alcoolique et tuant le temps au bistrot l’Usine.
En bref, le romancier nous plonge au cœur de cette France de l’entre-deux, celle des zones pavillonnaires et des cités anciennement ouvrières. Cette France des centres-ville qui sont mortuaires, et où les boutiques mettent la clef sous la porte. C’est la France du Picon et de Johnny Halliday, des fêtes foraines et des bals populaires de village. A cause du chômage sans fin, Heillange a peu à peu basculé des promesses du communisme vers la démagogie des idées d’extrême droite. Il n’y a plus rien à y faire pour Anthony, Steph, Clémence, Hacine et les autres. Néanmoins, et bien que tous et toutes rêvent un jour de s’arracher, qui parviendra à fuir ce monde provincial dont est exclu un avenir radieux et audacieux ?
Empreint d’un réalisme glacial mais efficace, Leurs enfants après eux est un vrai roman sur le prolétariat et par le prolétariat. Il sort des entre-soi parisiens (d’habitude primés) pour mieux attirer notre regard sur la misère sociale des classes moyennes devenues précaires au fil du temps. Dans une veine naturaliste, c’est là un Germinal proche du lecteur qui nous inspire des images. Un livre qui se dévore, oscillant entre résignation, révolte et rage. Un roman qu’il faut lire pour s’interroger sur la condition des laissés-pour-compte par la mondialisation et le capitalisme ravageur.
Nicolas Mathieu sait de quoi il parle. Originaire d’Épinal, l’auteur n’est pas que romancier. Il cumule toutes sortes d’activités instructives et presque toujours mal payées. Installé à Nancy, il partage son temps entre l’écriture – une passion – et le salariat. Il connaît les angoisses de cette France qui a du mal à boucler ses fins de mois ; cette population qui croule sous les crédits, et qui voit son salaire minimum saigné par les impôts.
Or, il demeure important de lire des récits politiques comme Leurs enfants après eux. Ce sont là des romans qui restent à hauteur d’homme et qui dressent des constats affligeants. Ce sont ici des livres qui ouvrent l’esprit sur les masses d’oubliés à qui on avait promis l’essor industriel des Trente Glorieuses. Toutefois, c’est la dépression et le suicide qui sont le pain quotidien de ces hommes qui sont loin d’être en marge.
En filigrane, le roman pose cette question sous-jacente : qu’adviendra-t-il de “leurs enfants après eux” ? Quel futur s’annonce pour les générations à venir ? A commencer par les futurs enfants de protagonistes comme Anthony, Steph, Clémence et Hacine… Au risque de spoiler, c’est bien la dure réalité économique (ou simplement la “vie”) qui rattrape ces personnages ordinaires et touchants : Anthony reviendra au bercail après la légion ; Hacine finira par revenir à la ZUP après avoir été le nabab du shit au Maroc…
A mon sens, Leurs enfants après eux est un roman visionnaire qui interroge également par bien d’autres aspects. En situant son action dans les années 90, Nicolas Mathieu ne fait que planter les racines de nos sociétés d’aujourd’hui. Avec, et toujours en filigrane, une autre question qui s’avère cruciale pour les décennies à venir : en quoi se transformera cette colère sociale ? A qui profitera-t-elle ?…
Plus que jamais, c’est ici un débat aux enjeux essentiels. Depuis trop longtemps, l’histoire nous prouve que ce sont bien les démagogies nationalistes qui surfent sur la colère des classes populaires. Cette même grogne sociale a trop souvent conduit à la haine de l’autre, déplaçant le problème du chômage et de la crise industrielle sur la peur (ou la faute) de l’immigré. C’est là une thématique sous-jacente dans Leurs enfants après eux, notamment à travers l’histoire d’Hacine, de son père et de la ZUP d’Heillange qui est la “cause” des maux des anciens ouvriers de Metalor.
En pleine “révolte” des “gilets jaunes”, je ne peux donc que recommander ce roman. Car les frontières sont troubles et fines entre la révolte populaire et la récupération populiste…
J.M
Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu (Actes Sud, Arles, Novembre 2018)