Une image « juste » ou juste une image ? 5 bonnes raisons de (re)voir « Nope »

Jordan Peele est revenu en force au cinéma cet été avec un film absolument perturbant.

nope Nope est perturbant, mais dans le bon sens : celui qui vient faire grésiller notre antenne radio, ajouter de la friture sur nos ondes saturées. On vous a déjà parlé en bien du film mais au vu de ses retours mitigés au box-office français, une chose est claire : il fallait y revenir.

1/ Nope ne met personne d’accord et c’est très bien.

Avec Get Out en 2017, Jordan Peele recevait un accueil à peu près unanime. Deux ans plus tard, Us commençait à diviser le public et la critique, quoi de plus normal vu son sujet : la fracture sociale et sa dichotomie horrifique. Avec Nope, Peele va encore plus loin : un faux blockbuster avec un budget gonflé et une durée encore plus longue que ses opus précédents (2h10). À ceux qui disent qu’il ne se passe rien et que le personnage de OJ Haywood (joué par Daniel Kaaluya) ne véhicule aucune émotion, je ne peux que conseiller de mieux regarder.

Emerald (Keke Palmer), OJ (Daniel Kaluuya), Ricky « Jupe » Park (Steven Yeun)

2/ Nope est flou et c’est beau.

Nope met donc en scène OJ et sa frangine Emerald (Keke Palmer), une dynamique sœur/frère finalement assez rare au cinéma. Tous les deux sont dresseurs équestres pour le cinéma bien que leur vision du métier s’oppose radicalement. Le film traite de leur rapport à la société du spectacle, à la fois avilissante et grandiose. Mais il parle aussi de notre rapport aux images et, ce faisant, de nos croyances (en témoigne le verset de la Bible cité en préambule). Premier film d’horreur tourné en IMAX, Nope crée des « nuits américaines » sublimes grâce au travail du génial chef opérateur Hoyte Van Hoytema, habitué des équipées sauvages spatiales (Interstellar, Ad Astra). Ses noirs profonds et bleutés permettent de scruter le ciel à la recherche d’indices car c’est bien là que semble se planquer la menace pour nos protagonistes. On se demande alors quel est le sens caché du titre « Nope » : No Hope ? Un acronyme pour « Not Of Planet Earth » ?

nope

3/ Nope est politique et c’est grisant. 

Depuis Get Out, Peele a à coeur de placer des personnages afro-américains au centre de ses récits. C’est également vrai pour les projets qu’il produit : BlacKkKlansman, Lovecraft Country, Candyman et bientôt l’animation Wendell & Wild chez Netflix. Mais jamais de « tokens » chez lui, pas de personnages « pions » placés par opportunisme et caractérisés par un ou deux traits qui les avaient jadis relégués au second plan (qu’ils soient noirs donc, ou bien asiatiques, queer, etc.) Le décalage proposé par Peele (et qui s’inscrit aussi ici via « Jupe », le comédien cowboy joué par Steven Yeun) vient montrer simplement et assurément que les héros d’Hollywood, monde blanc et patriarcal s’il en est, peuvent facilement changer de couleur. Et qu’il suffit de leur faire confiance pour que le récit se pare de fantastiques teintes inédites.

4/ Nope invite à courir en regardant les nuages et c’est flippant.

C’est flippant parce qu’on risque de se casser la gueule mais aussi parce que, comme les Gaulois, on craint que le ciel ne nous tombe sur la tête. Dans ces « Dents de la mer » à l’envers, l’immensité est porteuse d’une angoisse sourde. C’est le pouvoir du 7e art que de jouer du hors-champ et de faire marcher notre cerveau et nos oreilles à toute berzingue. Il y a dans ce film un plaisir enfantin à jouer à « on dirait que ». Pas vécu ça au cinéma depuis la tornade « Twister », souvenez-vous. Et je retiens pareillement de Nope, peut-être malgré moi, une poignée de scènes traumatisantes qui nous envoie tout droit dans la zone « spoilers ».

5/ Nope pose des questions sérieuses de manière drôle (ou l’inverse) et c’est génial.

Si la filiation avec Steven Spielberg est évidente (Rencontres du 3e type donc, mais aussi Jurassic Park et surtout La Guerre des Mondes via une séquence terrifiante dans les entrailles de l’alien), c’est du côté de mon chouchou M. Night Shyamalan que j’ai cogité. Il y a pile 20 ans, dans la foulée du 11-Septembre, ses Signes montraient une autre famille aux prises avec des visiteurs de l’au-delà. Le seul moyen d’y croire (et d’avoir du succès dans notre société consumériste) étant de voir, Nope devient une chasse aux images, à l’image manquante. Aura-t-on enfin une image « juste », comme celle qui réhabilitera ce black jockey anonyme, le premier « acteur » de l’Histoire du cinéma ?

« The Horse in Motion », séries de photos par Eadweard Muybridge (1878)

À l’opposé des cieux, c’est du fond de la terre que viendra le cliché de l’alien, le fameux « Oprah shot ». Il y a du « Ring » dans cette image maudite qui surgit d’un puits, tout comme il y a du « Chien Andalou » dans cet œil du père Haywood fendu en deux (et qui s’avère, dans le film de Buñuel et Dali, être en réalité un œil de cheval !)… Peele a-t-il pensé à tout ça ? Peut-être pas. Néanmoins, une chose est sûre : cet « Oprah shot » synonyme de gloire n’est qu’une des nombreuses références média saupoudrées par Peele et qui soutient son récit, tout comme le « Hands Across America » dans Us ou le « OJ’s doing a run! » ici (un parallèle taquin avec la fuite en voiture du suspect OJ Simpson retransmise en direct à la télé en 1994). Le clin d’œil à Oprah n’est pas non plus anodin : dans une interview de 2009 aussi émouvante que voyeuriste, elle reçut Charla Nash, une femme défigurée par un chimpanzé que l’on croyait dressé.

Ce qui nous amène à la scène qui contient en elle-même tout Nope : le flashback sur le tournage d’un épisode de la sitcom « Gordy’s Home ». Les caméras à tête d’alien, ces gamins que l’on jette dans la fosse aux rires, ce chimpanzé à qui l’on pense faire un cadeau en le mettant sous les projecteurs… Tout sonne faux et c’est pourtant ce qu’on nous présente à longueur de journée sur nos petits écrans. Le titre « Gordy’s Home » pouvant être traduit par « La Maison de Gordy » mais aussi « Gordy est chez lui », il y a sûrement une histoire de réappropriation de territoire et de culture volée là-dedans… N’oublions pas que tout le film se passe en Californie et que le personnage de Jupe, enfant de la télé, balancera plus tard un « Su casa es mi casa » faussement bienveillant mais qui sonne en réalité comme un « chez toi, en fait c’est chez moi ».

Et bien sûr, cette chaussure. Pointée vers le haut en un miraculeux équilibre au milieu du chaos. Tombera-t-elle ? Pas vu un tel suspense depuis Inception et sa toupie finale. Et si la réponse était dans le titre du film ? Et si le cerveau du gamin Jupe avait créé cette image qui n’a pas de sens en soi ? Et si c’était « juste une image » comme disait Godasse … pardon, Godard.

Bref, faites-vous votre avis sur Nope au cinéma tant qu’il est encore temps et, comme dirait l’autre, « si vous n’aimez pas les films qui font réfléchir, si vous n’aimez pas ceux qui font rire, si vous n’aimez pas voir des cowboys courir, allez vous faire foutre ! »

Daniel Kaluuya & Keke Palmer dans « Nope » (Universal Pictures)

 

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